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d’un petit volume ouvert dans la poche de sa jaquette marine. C’étaient les poésies de Keats, de ce poète mort avant l’âge, et sur la tombe duquel, peu de mois auparavant, il avait, à pleines mains, jeté les fleurs de la poésie[1], inspiré, disait-on, par le secret pressentiment que leurs cendres reposeraient dans le même champ de mort, — « à l’ombre de cette pyramide qui est le tombeau de Cestius, sous les ruines désolées des remparts qui jadis protégeaient Rome. »

C’est là, dans le cimetière protestant de la ville des papes, que devaient être transportés les restes de Shelley, à qui sa destinée avait ménagé jusqu’au bout une existence poétique. L’auteur d’Alastor avait disparu dans une tempête, comme Élie selon la tradition juive, comme Romulus selon la tradition latine ; il eut des funérailles dignes d’Homère, et le bûcher antique se ralluma pour dévorer ses os, dérobés ainsi à la corruption commune. Le hasard en effet, et non pas, comme cela fut dit et répété par les dévots toujours altérés de scandales, une sorte de bravade anti-chrétienne, détermina lord Byron, Leigh Hunt et Trelawney à livrer aux flammes les restes mortels de leur ami. Les officiers inférieurs de la police locale refusaient, par précaution sanitaire, de laisser enlever ces funèbres débris, qu’on ne voulait pourtant pas abandonner sur une plage inhabitée. Il fallut de nombreuses démarches auprès des autorités de Lucques et de Florence, il fallut encore l’intervention directe de l’ambassadeur anglais, pour que les deux commandans de Viareggio et de Magliarino fussent autorisés à laisser exhumer les cadavres des deux hérétiques.

Lorsque toutes ces formalités furent remplies, on vit arriver devant Viareggio le schooner de lord Byron et deux autres petits bâtimens que Trelawney voulait employer à rechercher la barque submergée de Shelley. Après six jours de perquisitions inutiles, lorsqu’on eut promené la drague sur tous les points où des témoins oculaires prétendaient avoir vu sombrer le petit bâtiment, on dut renoncer à le tirer de l’abîme qui l’avait englouti, et le 20 août commencèrent les préparatifs de l’incinération. C’était sur le bord de la mer, à mi-chemin de Spezzia et de Livourne, à deux lieues environ de Viareggio. En cet endroit, deux promontoires hardiment projetés forment un golfe profond et dangereux où la force des courans et de la houle condamne à une destruction presque inévitable tout navire qui s’y trouve pris par l’ouragan. Les eaux y sont basses, les brisans nombreux ; peu de chances pour gagner la terre, aucune pour être secouru ; aussi chaque année de nouveaux sinistres viennent grossir la chronique funèbre de cette baie redoutable aux marins. A côté d’une pauvre hutte mal couverte d’un toit de chaume, et qui

  1. Il nous est impossible, en relisant ce passage, de ne pas songer à la belle description de la tempête qui emporte la barque d’Alastor :
    Along the dark and ruffled waters fled
    The straining boat, etc.
    « La barque, s’efforçant, courait sur les eaux sombres et tumultueuses. Une forte rafale la précipitait, avec de brusques élans, à travers les blancs sillons de la mer écumante. Les vagues montaient. Plus haut, et plus haut encore elles tordaient leurs têtes altières sous le fouet de l’ouragan, comme des serpens qui se débattent dans la serre d’un vautour. Calme et contemplant avec une sorte de joie cette guerre des flots déchaînés l’un sur l’autre… le poète, assis, tenait le gouvernail d’une main ferme, etc, »