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Shelley en serait venu à l’adorer, comme la plus magnifique expression de ce dévouement, de cette abnégation sublime qui l’avaient toujours séduit[1] ; mais il lui était interdit de faire avec le siècle et ses grossiers instincts un de ces pactes honteux qui le désolaient et qu’il avait sévèrement flétris[2], car il était de ces êtres en qui la conscience domine toujours, et dont les lentes dégradations de l’âge ne peuvent altérer la pureté native : organisations d’élite qui, pareilles à ces cristaux fabuleux du temps jadis, se brisent plutôt que d’enfermer une liqueur malfaisante. D’ailleurs il y avait en lui quelque chose d’altier et d’indomptable qui lui faisait dresser un front rebelle devant toute grandeur humaine. Il aimait à mesurer les colosses aux pieds desquels la foule se prosterne, et toujours il les trouvait plus petits que sa pensée. Ce dédain sincère éclate avec puissance dans son admirable sonnet, Ozymandias :

« J’ai rencontré un voyageur revenant d’une terre jadis célèbre. Il m’a dit : Deux énormes jambes de pierre, auxquelles manque le tronc qu’elles soutenaient, sont debout dans le désert. Près d’elles, sur le sable qui la recouvre à demi, repose une tête brisée. Le front orgueilleux, la lèvre plissée, le sourire froid et absolu, disent assez que le sculpteur savait rendre ces passions dont l’empreinte, transmise à la nature inerte, survit à la main qui les feignit, au cœur dont elles faisaient leur pâture. Ces mots sont inscrits sur le piédestal : — Mon nom est Ozymandias, roi des rois. Contemplez mon œuvre, puissans de la terre, et désespérez ! — A côté, rien n’a survécu. Tout autour de cette ruine colossale, nus et sans limites, les sables étendent au loin leur niveau solitaire. »

Le même esprit d’opposition se retrouve dans la tragédie des Cenci, œuvre où le génie de Shelley, contenu et concentré par les nécessités du sujet, apparaît, à notre avis, sous son jour la plus favorable. Béatrix n’est plus seulement, dans la pensée du poète, la douce enfant souillée par un amour infâme, et qui, forcée de choisir entre un second inceste et le parricide, met sa vertu sous la garde des dieux infernaux. Elle devient le symbole de l’innocence opprimée. Contre elle se liguent toutes les mauvaises passions que fomente le despotisme. L’avarice du pape favorise les monstrueux débordemens du vieux Cenci, que sa longue impunité pousse aux crimes les plus odieux, au meurtre de ses fils, au déshonneur de sa fille. Shelley a voulu rendre

  1. Dans la Reine Mab, dans le Prométhée délivré, il est question du Sauveur des hommes. On peut comparer les deux passages, et voir le chemin que le poète avait fait dans la voie que nous venons d’indiquer.
  2. Lire le sonnet à Wordsworth :

    In honour’d poverty thy voice did weave
    Songs consecrate to truth and liberty, —
    Deserting these, thou leavest me to grieve
    Thus having been, that thou shouldst cease to be.