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reconnu le nombre de l’ennemi, eurent l’imprudence d’abandonner le pont, persuadés qu’ils rejetteraient facilement dans la rivière les Maures qui se hasarderaient à le passer devant eux. Le but de cette manœuvre ne fut pas compris par leurs soldats. En voyant les Maures maîtres du pont, l’infanterie crut que tout était perdu, se débanda et prit la fuite. Une partie des génétaires suivit bientôt cet exemple. Les chevaliers de Calatrava essayèrent de couvrir la retraite pendant que l’ennemi s’amusait à piller les bagages ; mais ils étaient en trop petit nombre pour lutter contre la multitude toujours croissante des assaillans. La nuit vint qui, empêchant les chrétiens de reconnaître leurs chefs, et ôtant aux faibles le sentiment de la honte, rendit tout ralliement impossible. Dans le désordre d’un combat nocturne, Padilla, blessé au bras, fut pris avec huit de ses plus braves chevaliers. Enriquez parvint à regagner la frontière avec les débris de sa petite armée[1].

Cette victoire inespérée effraya plutôt Abou-Saïd qu’elle ne ranima ses espérances. En effet, il prévoyait bien que don Pèdre, irrité par ce revers, redoublerait d’efforts pour en tirer vengeance. Il apprenait d’ailleurs que le bruit d’une guerre contre les Maures attirait en Castille un grand nombre d’aventuriers de tous les pays voisins. Ce n’était plus à don Pèdre seulement, mais à toute la chrétienté, qu’il allait avoir affaire. La trêve entre la France et l’Angleterre laissait dans l’oisiveté une foule de gentilshommes pour qui la guerre était une passion autant qu’un métier ; ils couraient à une croisade nouvelle, entraînés par le goût des aventures et le désir de faire armes, pour parler comme Froissart, mobile peut-être plus puissant alors que le zèle religieux. On voyait arriver d’au-delà des Pyrénées un comte d’Armagnac avec une nombreuse suite. De Guyenne, vint une compagnie anglaise amenée par sir Hugh de Calverly[2], destiné à jouer plus tard un grand rôle dans les discordes intestines de la Castille. Enfin, le roi d’Aragon, toujours prêt à sacrifier ses alliés, envoyait quatre cents lances pour combattre le malheureux Abou-Saïd, que naguère il excitait contre le Castillan. Ce ne fut point cependant sans beaucoup de lenteurs et de longues tergiversations que Pierre IV se décida à envoyer ces troupes auxiliaires. Quelque temps il était demeuré sourd aux sommations du roi de Castille qui lui rappelait leurs nouveaux engagemens. Pressé de s’expliquer, il s’excusa d’abord sur une maladie qui ne lui avait point permis de s’occuper d’affaires[3],

  1. Ayala, p. 336 et suiv. — Rades. Chron. de Calatrava, 57. — Suarez, Hist. de Guadix, p. 141.
  2. C’est, je crois, l’orthographe anglaise de son nom. Il est écrit Caurely ou Carbolay dans les manuscrits d’Ayala, Cavirley dans les registres des Archives d’Aragon, Caurelée dans Froissart.
  3. Arch. gen. de Ar. Lettre de Pierre IV à don Pèdre. Barcelone, 3 sept. 1361. Registre 1391, p. 74.