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de frapper moi-même le premier coup. Que les pieds de devant de vos chevaux soient sur les pieds de derrière de mon cheval[1]. » Cependant don Pèdre ne quittait point les hauteurs. Après une halte assez longue pour lui offrir le combat, l’infanterie aragonaise se replia sur les montagnes et s’y retrancha en face des Castillans, pendant que la gendarmerie, tournant à gauche de la route frayée, se rapprocha de la mer et poursuivit en bon ordre le long de la grève sa marche sur Valence. Il lui fallait passer, un ruisseau assez profond[2] sur un pont étroit, et l’on pouvait craindre que l’ennemi ne profitât du moment où la moitié de cette cavalerie serait déjà passée pour tomber sur l’arrière-garde. Le comte de Trastamare s’offrit avec sa compagnie pour couvrir le défilé, mais le roi d’Aragon ne voulut céder ce poste d’honneur à personne. « Tant qu’il y aura cent de mes hommes d’armes, dit-il, sur la rive gauche en face de l’ennemi, je demeurerai à leur tête[3]. » Don Pèdre, avec le gros de ses forces, observait, sans faire un mouvement, le défilé de la colonne aragonaise ; seulement il détacha contre elle ses génétaires andalous et les Maures auxiliaires. Mais ce fut en vain que cette cavalerie légère essaya d’engager une escarmouche à coups de traits ou d’arrêter l’ennemi en voltigeant autour de son arrière garde ; la gendarmerie aragonaise, bardée de fer, ne daigna pas faire attention à des adversaires indignes d’elle. Sans rompre ses rangs, sans déranger son ordre de marche, elle continua son mouvement et arriva bientôt dans la Huerta sans avoir été entamée. En même temps la flotte jetait l’ancre au Grao, et débarquait des vivres et des munitions, qui furent aussitôt dirigés sur Valence. Les habitans accueillirent Pierre IV avec des transports de joie qui prouvaient la détresse où ils avaient été réduits. Chacun se pressait sur son passage ; on baisait ses mains, son armure, jusqu’au harnais de son cheval[4]. Ces témoignages d’amour des Aragonais pour leur maître contrastaient étrangement avec les sentimens que don.Pèdre inspirait à ses vassaux. Il n’avait réussi qu’à se faire craindre.

C’était la seconde fois que, dans le même lieu et presque dans les mêmes circonstances, don Pèdre refusait une bataille décisive ou perdait l’occasion de la livrer. La première fois, on peut supposer que, voyant son armée affaiblie par les détachemens laissés dans ses nouvelles conquêtes, il crut de la prudence de ne pas hasarder un engagement général contre un ennemi supérieur en nombre ; mais maintenant ses forces étaient au moins égales à celles du roi d’Aragon, et, pour expliquer son inaction, il faut chercher un autre motif. L’attitude nouvelle du comte de Trastamare, les espérances audacieuses des deux rois alliés,

  1. Carbonell, p. 192.
  2. Probablement la rivière de Murviedro.
  3. Carbonell, p. 192.
  4. Ibid. p. 192.