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dégaine l’épée de quelqu’un de la compagnie pour se défendre. Il est vrai que tout cela se passait en carnaval[1].

La dernière lettre que j’ai à produire, et qui est restée jusqu’ici enfouie dans le recueil qu’on ne lit pas, est d’un tout autre caractère que la précédente, et d’un intérêt moral tout particulier ; elle nous rend la conversation d’un des hommes qui causaient le mieux, avec le plus de douceur et d’insinuation, de ce La Rochefoucauld qui n’avait de chagrin que ses Maximes, mais qui, dans le commerce de la vie, savait si bien recouvrir son secret d’une enveloppe flatteuse. La lettre du chevalier nous le montre devisant et moralisant dans l’intimité ; si fidèle qu’ait voulu être le secrétaire, on sent, à le lire, qu’il n’a pu tout rendre, et l’on découvre bien par-ci par-là quelque solution de continuité dans ce qu’il rapporte : « Il y a, dit La Rochefoucauld, des tons, des airs, des manières qui font tout ce qu’il y a d’agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation. » Mais, quoique tout cela s’évanouisse dès qu’on écrit, on croit saisir dans le mouvement prolongé du discours quelque chose même de ces tons qui faisaient de ce penseur amer un si doux causeur, et qui attachaient en l’écoutant. Cette page du chevalier devrait s’ajouter, dans les éditions de La Rochefoucauld, à la suite des Réflexions diverses dont elle semble une application vivante. La lettre est adressée à une duchesse dont on ne dit pas le nom :

« Vous voulez que je vous écrive, madame, et vous me l’avez commandé de si bonne grace et si galamment, que je n’ai pu vous le refuser… Et peut-être qu’il seroit encore de plus mauvais air de vous manquer de parole que de ne vous rien dire d’agréable. Quoi qu’il en soit, vous me donnez le moyen de me sauver de l’un et de l’autre, en m’ordonnant de vous rapporter la conversation que j’eus avant-hier avec monsieur de La Rochefoucauld, car il parla presque toujours, et vous savez comme il s’en acquitte. Nous étions dans un coin de chambre, tête-à-tête, à nous entretenir sincèrement de tout ce qui nous venoit dans l’esprit. Nous lisions de temps en temps quelques rondeaux où l’adresse et la délicatesse

  1. C’est dans un temps de carnaval aussi que le chevalier écrivait à une jeune dame une lettre incroyable (la 98e), dans laquelle il disserte à fond sur certaine syllabe que les précieuses trouvaient déshonnête. On noterait bien d’autres endroits encore où une sorte de grossièreté perce sous la quintessence et prend même le dessus : la lettre 195e, qui contient une théorie savante sur le mariage à trois ; la 139e, où il fait du bel-esprit sur des choses simplement malpropres ; la 30e, où, à travers la gaudriole, les Filles de la Reine sont traitées fort lestement. Mais la 17e, qui est une lettre de rupture, ne saurait se qualifier autrement que de brutale, et elle paraîtrait aujourd’hui indigne d’un honnête homme. Ces taches fréquentes, jusque dans un homme aussi poli que l’était le chevalier, attestent les mœurs d’alentour et donnent raison à Tallemant des Réaux. C’est sur tous ces points que notre siècle, notre société moyenne, moins raffinée, se rachète pourtant et retrouve en gros ses avantages.