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s’étoient épuisées[1]. — Mon Dieu ! me dit-il, que le monde juge mal de ces sortes de beautés ! et ne m’avouerez-vous pas que nous sommes dans un temps où l’on ne se doit pas trop mêler d’écrire ? — Je lui répondis que j’en demeurois d’accord, et que je ne voyois point d’autre raison de cette injustice, si ce n’est que la plupart de ces juges n’ont ni goût ni esprit. — Ce n’est pas tant cela, ce me semble, reprit-il, que je ne sais quoi d’envieux et de malin qui fait mal prendre ce qu’on écrit de meilleur. — Ne vous l’imaginez pas, je vous prie, lui repartis-je, et soyez assuré qu’il est impossible de connoître le prix d’une chose excellente sans l’aimer, ni sans être favorable à celui qui l’a faite. Et comment peut-on mieux témoigner qu’on est stupide et sans goût, que d’être insensible aux charmes de l’esprit ? — J’ai remarqué, reprit-il, les défauts de l’esprit et du cœur de la plupart du monde, et ceux qui ne me connaissent que par là pensent que j’ai tous ces défauts, comme si j’avais fait mon portrait. C’est une chose étrange que mes actions et mon procédé ne les en désabusent pas. — Vous me faites souvenir, lui dis-je, de cet admirable génie[2] qui laissa tant de beaux ouvrages, tant de chefs-d’œuvre d’esprit et d’invention, comme une vive lumière dont les uns furent éclairés et la plupart éblouis ; mais, parce qu’il étoit persuadé qu’on n’est heureux que par le plaisir, ni malheureux que par la douleur (ce qui me semble, à le bien examiner, plus clair que le jour), on l’a regardé comme l’auteur de la plus infâme et de la plus honteuse débauche, si bien que la pureté de ses mœurs ne le put exempter de cette horrible calomnie. — Je serois assez de son avis, me dit-il, et je crois qu’on pourroit faire une maxime que la vertu mal entendue n’est guère moins incommode que le vice bien ménagé n’est agréable[3]. — Ah ! monsieur, m’écriai-je, il s’en faut bien garder ; ces termes sont si scandaleux, qu’ils feraient condamner la chose du monde la plus honnête et la plus sainte. — Aussi n’usai-je de ces mots, me dit-il, que pour m’accommoder au langage de certaines gens qui donnent souvent le nom de vice à la vertu, et celui de vertu au vice. Et parce que tout le monde veut être heureux, et que c’est le but où tendent toutes les actions de la vie, j’admire que ce qu’ils appellent vice soit ordinairement doux et commode, et que la vertu mal entendue soit âpre et pesante. Je ne m’étonne pas que ce grand homme[4] ait eu tant d’ennemis ; la véritable vertu se confie en elle-même, elle se montre sans artifice et d’un air simple et naturel, comme celle de Socrate. Mais les faux honnêtes gens, aussi bien que les faux dévots, ne cherchent que l’apparence, et je crois que, dans la morale, Sénèque étoit un hypocrite et qu’Épicure étoit un saint. Je ne vois rien de si beau que la noblesse du cœur et la hauteur de l’esprit ; c’est de là que procède la parfaite honnêteté que je mets au-dessus de tout, et qui me semble à préférer, pour l’heur de la vie, à la possession d’un royaume. Ainsi, j’aime la vraie vertu comme je hais le vrai vice ; mais, selon mon sens, pour être effectivement vertueux, au moins pour l’être de bonne grace, il faut savoir pratiquer les bienséances, juger sainement de tout, et donner l’avantage aux excellentes choses par-dessus celles qui ne sont que médiocres. La règle, à

  1. Sans doute le Recueil de Rondeaux imprimé en 1650, celui même d’où La Bruyère a tiré les deux rondeaux qu’on lit dans l’un de ses chapitres.
  2. Épicure.
  3. Je rétablis ici deux mots omis qui sont indispensables pour le sens.
  4. Toujours Épicure.