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Philippe V et Ferdinand VI, où, pendant vingt-cinq ans, il eut l’influence d’un premier ministre.

On pourrait croire que ces êtres chétifs et malheureux devaient être nécessairement des chanteurs froids et maniérés, des comédiens ridicules, aussi monstrueux au moral qu’au physique : on serait dans l’erreur. Non-seulement ils possédaient, pour la plupart, une voix étendue, sonore, éclatante, flexible, qu’ils avaient rompue à toutes les difficultés de la vocalisation ; mais, doués souvent d’une belle figure, d’un goût éclairé et d’une méthode savante qu’ils s’étaient formée par douze ou quinze ans de travail, ils parvenaient à exprimer toutes les nuances de la passion, faisaient tressaillir toute une salle et arrachaient des larmes aux hommes les plus froids ou les plus graves, tels que Philippe V ou le grand Frédéric. On ne peut se faire une idée des transports d’admiration que souleva Guadagni, par exemple, lorsqu’il chanta pour la première fois, à Vienne, le rôle d’Orphée, que Gluck avait écrit pour lui. Toute la cour impériale, toutes les femmes, Gluck lui-même, pleuraient à chaudes larmes en l’écoutant chanter, avec un style inimitable, l’air sublime de : Che farò senza Euridice. N’a-t-on pas vu, de nos jours, Napoléon ne pouvoir contenir son émotion, lorsque Crescentini chantait, sur le théâtre des Tuileries, l’air fameux de Romeo et Juliette, de Zingarelli : Ombra adorata aspettami !

Si nous insistons sur cette adoration de la voix humaine, qui se résumait, au XVIIIe siècle, en un fait si monstrueux, c’est qu’il y a dans le rôle rempli alors par les castrats l’explication de tout le mouvement musical de cette époque. La musique vocale traversa alors une de ses plus belles périodes, et on comprend aussi que l’art de chanter, devenu en Italie l’objet d’un culte si général, dut atteindre rapidement, dans ce pays, à sa plus haute perfection. C’est du XVIIIe siècle que datent les meilleures traditions de cet art, et l’école du chant italien retrouve ses vraies origines dans ce passé si plein de brillans souvenirs. L’histoire de la musique vocale, pendant le dernier siècle, peut se diviser en deux périodes, durant lesquelles l’influence des grands chanteurs italiens se montre également dominante. La première période est remplie par Scarlati, Leo, Durante, Porpora, Jomelli ; elle se prolonge jusqu’en 1760 ; dans la seconde, on voit apparaître successivement Piccini, Sacchini, Guglielmi, Cimarosa, Paisiello, groupe de génies immortels qui ferment ce cycle de merveilles. Si l’on examine la musique de Scarlati, de Durante, de Leo, de Porpora et même celle de Pergolèse dans ses opéras sérieux, on est frappé de la quantité de modulations incidentes dont elle est embarrassée. On voit que ces maîtres étaient encore préoccupés de la grande découverte de Monteverde, qui datait à peine d’un siècle, et qu’ils cherchaient bien plus à piquer la curiosité de l’oreille par le rapprochement et la succession de diverses tonalités qu’à toucher par la simplicité du dessin mélodique et l’expression profonde des paroles. Ils étaient encore sous le charme de la conquête de la modulation que venait de faire l’esprit humain, et ils s’abandonnaient au dangereux plaisir que procure la difficulté vaincue. Il en est toujours ainsi, soit au commencement de la période où la langue de l’art vient de se former, soit lorsque toutes les formules mélodiques paraissent épuisées, et rien ne ressemble tant à notre musique moderne, toute hérissée de dissonnances et de modulations, que celle des compositeurs italiens de la première moitié du XVIIIe siècle. Leur idée mélodique est en général assez