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s’était fait une nombreuse clientelle, qu’il avait mérité le surnom de patron de tout le monde (optimus patronus omnium) et obtenu le consulat. Plus tard, le patron fut obligé à des services d’un autre genre. Il lui fallait nourrir perpétuellement tout ce peuple d’électeurs, en admettre quelques-uns à sa table, et leur faire distribuer chaque jour la sportule, c’est-à-dire des rations de vivres de toute espèce. C’était, si l’on en croit Juvénal, un spectacle à voir, que cette armée de cliens stationnant le matin devant la porte du patron, chargés de leurs batteries : de cuisine pour y placer leurs rations. Et comme le client recevait autant de portions que sa famille comptait d’individus, il traînait après lui les siens, souvent même amenait dans une litière sa femme en couches ; Il arrivait aussi que tel misérable, forcé d’appeler la ruse au secours de son appétit, se faisait suivre d’une litière entièrement vide, les rideaux fermés : sa femme y était censée couchée. Il demandait deux portions à l’esclave chargé des distributions. Ma femme Galla est là-dedans, lui disait-il en lui montrant du doigt la litière bien close ; expédiez-moi promptement. Puis, remarquant un signe d’incrédulité sur la figure de l’intendant : Comment ! vous ne me croyez point ? Allons ; Galla, mets ta tête à la portière. La portière n’avait garde de s’ouvrir. Voyons, ne la tourmentez pas ; elle dort. Et il s’en allait avec ses deux portions.

Quelques patrons, au lieu de payer leurs cliens en nature, les soldaient en argent. Le prix varia. Sous les mauvais empereurs, dont le despotisme rendit tout-à-fait inutile le dévouement des électeurs, la générosité des patrons se ralentit d’autant ; ce n’était plus qu’un beau luxe, une tradition de grand seigneur. À cette époque, selon Martial, quelques-uns ne recevaient que 10 sesterces par mois (2 fr. 65 cent.), mais d’autres recevaient jusqu’à trois deniers par jour (3 fr. 20 cent.). C’étaient les cliens un peu influens ou ceux qui avaient su se mettre dans les bonnes graces de l’esclave favori. Les ambitieux donnaient de plus à leurs frais des réjouissances publiques ; il fallait d’immenses richesses pour subvenir à cette continuelle dépense. Les grandes fortunes n’étaient pas rares à Rome ; comme dans toute société mal organisée, on y voyait quelques riches et une infinité de misérables. D’ailleurs, le patron comptait bien s’indemniser un jour, s’il arrivait au gouvernement d’une province, grace au dévouement intéressé de ses électeurs : Alors il se dédommageait en épuisant la province par tous les moyens possibles ; puis il revenait dépenser à Rome le produit de ses rapines ; engouffrer les richesses acquises dans cet abîme sans fond, acheter de nouveau les suffrages, et il repartait pour une autre province, qu’il appauvrissait par les mêmes procédés. On volait pour acheter le droit de voler encore.

Quant aux devoirs des cliens, ils consistaient d’abord à bien voter ;