Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/557

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas fallu pour lier en un faisceau tous ces mille détails épars dans les historiens, dans les orateurs, dans les poètes, et pour ressusciter ainsi cette société disparue, mais si vivante et si animée dans ce livre, qu’en le quittant on croit vraiment, qu’on a pris logement à Rome et qu’on vient d’y séjourner !

Je ne reprocherai à M. Dezobry qu’un oubli. A peine a-t-il parlé d’une classe d’hommes qui console et repose l’ame fatiguée du spectacle des ignominies romaines : les philosophes. Sans doute, là encore, il y eut bien du mélange ; la philosophie a eu ses tartufes comme la religion, moins cependant qu’on ne se plaît à le croire, à Rome surtout sous les empereurs, où la philosophie fut presque toujours récompensée par l’exil ou par la mort. Ce serait un beau tableau à faire que celui du stoïcisme à Rome, de cette énergique et libre doctrine, qui a laissé une si forte empreinte sur le droit romain, qui trempa si vigoureusement tant de nobles cœurs et les mit à l’épreuve de la persécution. Quand vous lisez Tacite, c’est Helvidius et Thrasea qui vous soutiennent au milieu de ce récit d’infamies et d’horreurs ; ce sont eux qui consolent l’homme de l’avilissement de l’homme et lui rendent bonne opinion de son espèce. Il y aurait à étudier dans les détails de la vie commune le rôle du philosophe à cette époque. A-t-on assez remarqué que ces familles qui gardaient comme une tradition les vertus antiques avaient dans leur sein un stoïcien qui leur servait de conseiller, d’appui moral, de directeur de conscience ? On voit ces philosophes entretenir avec la famille qu’ils dirigent une correspondance sur les besoins journaliers des ames qu’ils guident, un commerce de lettres assez semblable aux correspondances spirituelles de Bossuet et de Fénelon avec les personnes placées sous leur direction. Bien plus, quand leur ami va à la mort, vous les voyez l’accompagner et le soutenir dans cette lutte suprême comme nos prêtres assistent le criminel sur l’échafaud[1]. Je sais que l’ouvrage de M. Dezobry ne va que jusqu’à la moitié du règne de Tibère, et que ce n’est pas encore le temps des grandes épreuves de la philosophie ; mais n’a-t-elle pas joué un rôle à la fin de la république et au début de l’empire ? N’est-ce pas à elle que-nous devons le spectacle de trois ames inégalement fortes, inégalement éclairées, mais toutes trois nobles et généreuses, Caton, Brutus et Cicéron ? C’est la philosophie qui les soutint dans ce suprême effort qu’ils tentèrent au milieu d’une société avilie, entre deux partis qui ne méritaient pas plus l’un que l’autre de triompher ; c’est elle qui les raffermit dans l’a plus décourageante épreuve que puisse subir une ame honnête, celle d’un mal immense, que nulle force humaine ne peut prévenir.

On n’ignore point qu’à Rome les femmes vivaient dans une véritable

  1. Sénèque. (De tranquillitate). Remarquez l’expression philosophus suus.