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en blâmant les parcs immenses qui envahissaient une partie de l’Italie et stérilisaient le sol, ne faisaient que se conformer aux intentions d’Auguste et de Mécène. Ils servaient encore plus directement le nouveau pouvoir, en plaçant le sanglant Octave au ciel, immédiatement au-dessous de Jupiter, au-dessus des autres dieux. M. Legris ne s’en tient pas là : il veut voir, dans Virgile par exemple, une suite d’allégories, ou, comme on dit maintenant, de mythes et de symboles. Pour la quatrième églogue, celle de Pollion, il l’explique comme M. de Maistre : « Chez nous, un sage a dit de ce chant prophétique « qu’il pourrait passer pour une version d’Isaïe. » L’auteur croirait-il donc que cette églogue est une prédiction de la venue du Christ ? Cette opinion a été plusieurs fois soutenue fort sérieusement ; mais je la croyais abandonnée. En examinant les Géorgiques et l’Énéide, M. Legris hasarde quelques assertions qui, je le crois, n’appartiennent qu’à lui seul, et, si je ne me trompe, lui appartiendront long-temps. Par exemple, l’épisode d’Aristée et des abeilles dans le quatrième livre des Géorgiques devient une leçon voilée de politique conservatrice : les abeilles ont un roi ; « les ruches, petites cités florissantes, indiquent assez que la monarchie est l’empire de l’ordre et de la règle, que la royauté est le support de l’état, et que, quand ce support vient à manquer, tout s’écroule, etc. » Cette explication est ingénieuse, mais peu naturelle. Celle de l’Enéide[1] est plus téméraire encore. Auguste est tour à tour le pieux Énée et Jupiter en personne ; Turnus, c’est Antoine ; « la fille de Saturne, sœur et femme de Jupiter, l’altière et vindicative Junon, si zélée conservatrice de la chose latine, c’est, nous l’avons dit, l’Aristocratie, fille du Temps, qui, par les hommes de labour, procède de Saturne ; l’Aristocratie, sœur, épouse du Pouvoir royal (de Jupiter), étant née du même principe que lui, pour exister conjointement avec lui, etc. » Ce passage nous rappelle que Chapelain aussi eut soin d’exposer, dans la préface de la Pucelle, le sens allégorique de son poème : « Je disposay, dit-il, toute la matière de telle sorte que la France devoit représenter l’ame de l’homme en guerre avec elle-mesme et travaillée par les plus violentes de toutes les émotions ; le roy Charles, la Volonté… L’Anglois et le Bourguignon, les divers transports de l’appétit irascible qui altèrent l’empire légitime de la volonté ; Amaury et Agnès, l’appétit concupiscible, etc., etc. »

  1. Les jésuites, qui ont toujours été fort ingénieux à tourner toutes choses vers l’intérêt de leur ordre, ont fait un Virgilius christianus. (Paris, 1661.) Dans ce livre, tous les ouvrages de Virgile deviennent une suite de poèmes en l’honneur de la compagnie de Jésus. Les Églogues roulent sur des sujets de piété ; les Géorgiques prennent le titre de Psycuryicon sive de cultura animi ; enfin l’Énéide devient un poème dont saint Ignace est le héros, et où il remplace le pieux Énée (Ignatiados libri XII). On ne saurait dire dans quelles situations étranges l’imitation de l’Énéide place saint Ignace hâtons-nous d’ajouter qu’il s’en tire toujours à son honneur.