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pas pour ne point rester au-dessous de cette comédie du puff, jouée en détail, en tous lieux, à toute heure, et que chacun de nous avait pu rencontrer dans la rue avant d’entrer au théâtre ! Comment être aussi plaisant, aussi inventif que la réalité même ? Il ne s’agissait plus de nous présenter un avare ou un joueur sous des traits assez vifs et assez vrais pour résumer tous les joueurs et tous les avares, mais de nous offrir, en quelques heures et en quelques rôles, les types frappans d’un vice, d’un travers, d’un ridicule social, universel, et cela dans des conditions et sous un régime peu favorables à la comédie ! Nous ne prétendons pas essayer ici, à propos d’un spirituel et charmant ouvrage, un traité de politique ; mais nous croyons que l’extrême liberté, celle dont profitait Aristophane, ou le pouvoir absolu dont l’égoïste bienveillance protégea Molière, sont plus propices au poète comique que nos gouvernemens modernes, dont les libertés tempérées laissent empiéter sur la comédie d’autres organes de publicité et de satire, tout en l’entravant elle-même par de légitimes restrictions. Lorsqu’Aristophane insultait, en plein théâtre, à la sottise ou aux vices des Athéniens, lorsqu’il prenait corps à corps (et vous savez avec quelle meurtrière audace !) les personnages célèbres que lui livrait la république, il usait du bénéfice d’une liberté sans bornes. La verve de ses personnalités incisives, énergiques, brutales, devenait un commentaire permanent de la vie politique, et sa comédie empruntait à cette communauté d’idées et de passions avec la place publique un intérêt, un mouvement, une action directe qui en décuplait l’influence. Molière trouvait, à l’extrémité contraire, une protection presque égale. De son temps, la liberté de penser, de parler et d’écrire n’existait que là où le bon plaisir du maître consentait à la laisser poindre. Pourvu qu’il y eût entre le poète et le souverain un échange de concessions et de bons procédés réciproques, la comédie pouvait donc avoir le monopole des franches et satiriques vérités. Dès-lors, comme l’a si bien dit dans cette Revue même un érudit et piquant historien, il put se former et il se forma une convention tacite, un pacte secret, d’après lequel Molière, respectant, honorant, flattant Louis XIV par d’ingénieux hommages, put s’emparer de tout le reste et faire main basse sur tout ce qui n’était pas la personne royale, l’unique et éblouissant rayon. Louis XIV, dans son orgueil de roi absolu, devant qui les autres puissances étaient des atomes, trouvait piquant de protéger cet infiniment petit, ce comédien qui avait en outre un mérite bien rare et bien précieux auprès des rois, celui de l’amuser. Quel avantage pour le théâtre où chaque sujet de comédie arrivait tout neuf, où rien au dehors ne le déflorait, et où, grace à ce franc-parler courtisan, à ces hardiesses avec approbation et privilège, la vérité, l’observation, la satire, ne rencontraient presque plus d’entraves, pendant que tout, à l’entour, était despotisme et silence !

De nos jours, rien de semblable n’est possible : le théâtre n’a pas, Dieu merci ! les mêmes libertés que du temps d’Aristophane, et celles qui, sous Louis XIV, se concentraient sur la comédie de Molière se sont heureusement répandues partout. Il y a plus : nos mœurs elles-mêmes répugnent un peu à ces attaques directes de la franche comédie Le régime parlementaire a introduit dans la société moderne une sorte de pruderie factice, un puff d’épithètes honorables, méticuleuses, qui font du caractère des gens qu’on attaque quelque chose d’irresponsable comme la prérogative royale. La comédie aristophanesque serait-elle autorisée au théâtre, il est fort douteux que les Athéniens de 1848 la trouvassent