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Giordano Bruno, ce même flot entraîna Michel Servet ; mais ce qui le sépare des purs platonisans, ce qui donne à sa doctrine une physionomie originale, c’est qu’il entreprit de fondre ensemble son panthéisme néo-platonicien et son christianisme hérétique, c’est qu’il essaya, non sans génie, une sorte de déduction rationnelle des mystères du christianisme ; c’est, en un mot, qu’il tenta au XVIe siècle une œuvre qui semblait réservée à la hardiesse du nôtre, je veux dire une théorie du Christ, ce qu’on appellerait aujourd’hui de l’autre côté du Rhin une christologie philosophique, et, qui plus est, une christologie panthéiste. À ce point de vue, Michel Servet se présente aux regards de l’historien sous un jour nouveau. On ne voit plus seulement en lui le rival et la victime de Calvin, le médecin novateur, le chrétien hérésiarque, mais le théologien philosophe et panthéiste, précurseur inattendu de Malebranche et de Spinoza, de Schleiermacher et de Strauss.

C’est par cet endroit, on nous permettra de le dire, que Michel Servet nous a principalement attiré. Nous n’avons jamais compris la séparation que certains esprits, d’ailleurs éminens, veulent établir entre les questions religieuses et les questions philosophiques, entre l’histoire des idées et l’histoire des croyances. Pour nous, toujours préoccupé d’unir ce que d’autres veulent à tort séparer, convaincu que le nœud de toutes les difficultés morales de notre temps est dans l’opposition de l’idée chrétienne et de l’idée panthéiste, nous n’avons pu rencontrer sans une sorte d’émotion et sans une vive sympathie ce penseur solitaire et méconnu qui entreprit, il y a trois siècles, de faire cesser la lutte dont nous gémissons, ne réussit pas mieux à se faire comprendre des protestans que des catholiques, et n’échappa aux flammes de l’inquisition de Vienne que pour monter sur le bûcher dressé par Calvin.

Cette réhabilitation d’une doctrine injustement tombée dans l’oubli nous invitait naturellement à dégager du mystère qui l’environne encore la triste destinée de celui qui mourut pour elle. Ni les apologistes plus ou moins décidés, depuis Théodore de Bèze jusqu’à M. Guizot et à M. Rilliet de Candolle, ni les accusateurs véhémens depuis Castalion jusqu’à Voltaire, et depuis Voltaire jusqu’à M. Galiffe, n’ont manqué au meurtrier de Michel Servet. Ce qui fait que le procès dure encore, c’est que, pour rendre un arrêt définitif, deux conditions étaient absolument indispensables. La première était de connaître à fond le caractère et la portée de l’entreprise religieuse de Michel Servet, sans quoi sa lutte avec Calvin, l’irritation profonde de celui-ci et sa haine implacable restent imparfaitement expliquées. La seconde était d’avoir entre les mains les documens authentiques qui seuls peuvent servir de base à une appréciation équitable. Or, ces pièces ont presque entièrement manqué à l’histoire jusqu’à ces derniers temps. Avant la curieuse publication d’un pasteur bernois, M. Trechsel, on était réduit aux extraits