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une philosophie d’opposition ; elle se propose pour but moins la découverte du vrai en soi que la ruine de la scholastique. Au lieu de puiser la science dans les profondeurs de la réflexion, elle la demande aux écoles antiques : elle ressuscite les systèmes de la Grèce, elle évoque avec une prédilection ardente le génie de Platon ; mais le Platon du XVIe siècle, ce n’est pas l’auteur à la fois sensé et sublime du Phédon et du Banquet, le père de cet idéalisme admirable qui, dans ses plus hardis élans, reste fidèle à la sobriété socratique, et sait, comme les divins artistes de la Grèce, allier la mesure à la grandeur. Un tel Platon convenait peu aux esprits du XVIe siècle, et il eût mal servi leurs desseins. Le Platon de Nicolas de Cuss et de Marsile Ricin, de Patrizzi et de Giordano Bruno, c’est un Platon altéré, corrompu, le Platon panthéiste d’Alexandrie.

A côté de ce grand courant d’idées panthéistes qui traverse le XVIe siècle, j’en signalerai trois autres, qui viennent au surplus de la même origine et coulent pour ainsi dire dans le même lit : je veux parler de la philosophie kabbalistique, de la philosophie hermétique et d’une troisième doctrine, équivoque et confuse, qu’on attribuait alors à Zoroastre. Chose curieuse, cette même idée qui a séduit tant d’imaginations à l’époque alexandrine, cette idée d’une philosophie profonde et mystérieuse, cachée sous les symboles de tous les cultes et les formules de tous les systèmes, commune à l’Égypte et à la Perse, à Hermès et à Zoroastre, cette idée renaît au XVIe siècle et exalte nombre de têtes. Des livres évidemment apocryphes ou du moins d’origine fort suspecte, le fameux Poemander[1], les Oracles des Mages, le Manuel de Zoroastre, circulent, se répandent, lus avec avidité, commentés avec une naïveté et un enthousiasme prodigieux, et, sous la protection de la crédulité générale, les idées panthéistes dont ces livres sont remplis s’infiltrent dans tous les esprits et rongent les racines du christianisme. En même temps la kabbale refleurit avec Pic de la Mirandole et Reuchlin, et, comme au temps d’Akiba, elle mêle à l’interprétation de la Bible des spéculations mystiques et panthéistes qui concourent à l’œuvre de renversement et de dissolution. Il est si vrai que le panthéisme est dans le génie de cette époque, qu’on le voit sortir même d’une école où on s’attendrait à rencontrer un esprit tout contraire, l’école péripatéticienne. Des deux branches qui la divisent, la plus féconde et la plus originale est panthéiste ; c’est celle qui a produit Cesalpini.

Telles sont les sources où s’abreuva Michel Servet. Aussi est-il profondément pénétré, je dirais volontiers enivré de panthéisme. Parménide, Plotin, Proclus, voilà ses autorités favorites. Les livres d’Hermès

  1. Voyez sur le Poemander d’Hermès Trismégiste la Symbolique de Kreuzer, traduite, et refondue par M. Guigniaut dans son livre des Religions de l’antiquité, livre III, notes 6 et 11.