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de la Trinité ? À coup sûr, ils n’auraient point compris ce langage, ou ne l’auraient compris que pour le répudier comme un blasphème[1]. »

Telle est l’incroyable véhémence avec laquelle Servet s’élève contre la doctrine de Nicée. Certes, s’il est un spectacle étrange, inattendu, et qu’on appellerait piquant en moins sérieuse matière, c’est d’entendre Michel Servet revendiquer contre l’église, contre les protestans à la fois et contre les catholiques, le dogme de la divinité de Jésus-Christ. À l’en croire, quiconque distingue en Jésus-Christ la nature divine et la nature humaine, la première restant impeccable, impassible, infinie, par conséquent séparée de la seconde ; quiconque soutient que l’ame et le corps de Jésus-Christ sont purement humains soutient par cela même que Jésus-Christ n’est point le fils de Dieu, que Dieu ne s’est point fait chair.

Si scandaleux et si absurde que puisse paraître ce raisonnement, il faut ici reconnaître la parfaite sincérité de l’étrange réformateur, qui, en ruinant le christianisme par la base, croit de bonne foi le restituer. L’argumentation de Servet s’appuie, d’ailleurs, sur un fait selon nous incontestable : c’est que la distinction en Jésus-Christ de deux natures et de deux volontés, unies dans une seule personne, ne se trouve pas explicitement dans l’Évangile. L’Évangile n’est point un traité de métaphysique, c’est un récit incomparable, qu’il faut lire avec son cœur plus encore qu’avec son esprit. Tout y est simple et uni. Point de raffinemens, point de distinctions, point de formules. C’est une doctrine en action, une philosophie vivante. Il y a donc une certaine part de vérité dans la doctrine de Servet ; ce qu’il ne voit pas, c’est que la doctrine de Nicée, la distinction de deux natures dans Jésus est en parfaite harmonie avec l’esprit du christianisme. Et pourquoi ne voit-il pas cela ? C’est que l’esprit du christianisme n’est pas le sien, c’est que le souffle du panthéisme a envahi son intelligence et son cœur ; c’est qu’il lit l’Évangile avec des yeux prévenus ; c’est qu’il brûle de trouver dans le Christ l’application la plus haute du principe qui lui est cher entre tous, le principe de la consubstantialité universelle.

Oui, la distinction en Jésus-Christ de la nature divine et de la nature humaine, réconciliées dans l’unité de la personne, est profondément conforme au génie du christianisme. L’idée-mère de cette grande religion, en effet, c’est l’idée de la divinité du Christ. Or, entendez-vous que le Christ soit Dieu tout entier, Dieu dans la plénitude absolue de son être ? Mais alors le Christ ne peut plus être un homme. Si le Christ, considéré d’une manière simple et absolue, sans distinction et sans réserve, est identique à Dieu considéré aussi dans son absolue simplicité, vous aboutissez à une contradiction flagrante. L’incarnation n’est plus

  1. Christ. Rest., lib. I, p. 13 et 14.