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par quelque brusque et vaste vengeance. Il ne fut plus question que d’offrir la Pologne en holocauste aux Russes pour faire pièce aux Allemands.

Un seigneur gallicien écrivait alors au prince de Metternich l’étrange provocation dont nous avons nous-même ici parlé[1] : « Le massacre de nos frères, disait-il, sera transmis de génération en génération par nos récits domestiques, par les chants de nos bardes, et, jointe aux souvenirs de tant d’autres cruautés autrichiennes, cette tradition roulera comme un tonnerre parmi les nations slaves. Imaginez-vous donc que la Providence ne fera point surgir celui qui s’emparera de toutes ces haines, de toutes ces malédictions, et qui, attelant à son char ces furies éternelles, les lancera contre vous sur la route du destin ? Les pas du vengeur sont-ils si loin du seuil de votre porte ? Est-il si loin de nous celui à qui il sera donné de réunir les membres épars des populations slaves, immenses matériaux d’une construction nouvelle ? » Et ce redoutable architecte dont on prétendait habiter et remplir l’édifice, on le nommait sans honte et sans ambage ; on aspirait fièrement à l’honneur d’être sujet moscovite, « parce qu’un Romanoff était trop bon gentilhomme pour laisser, même parmi ses ennemis, assommer ses semblables. »

A Posen, cette soudaine conversion n’était ni moins bizarre, ni moins éclatante. Ce fut pour l’appliquer aux Posnaniens qu’on inventa le mot de russomanes. Un Polonais du grand-duché, qui eût fait office de bon patriote s’il n’avait encore été meilleur Prussien, M. Eugène de Breza, combattit de front cette manie déplorable dans un pamphlet aussi curieux qu’énergique. « Les mêmes gens, racontait-il, les mêmes qui, il a six mois, criaient au Néron et maudissaient la Russie, qui niaient obstinément la communauté d’origine des Russes et des Polonais, qui prouvaient savamment que chez les Russes l’élément mongol avait détruit le type slave, ces gens-là s’extasient aujourd’hui au seul nom de l’autocrate du Nord ; ils boivent à sa santé dans les verres qu’ils vidaient naguère à sa fin prochaine ; ils s’attendrissent sur la fraternité des races slaves ; ils prônent la fermeté virile du régime tsarien, qui traite les maladies politiques par la glace et tranche dans le vif. »

Une aberration si choquante ne pouvait pas durer. Il suffisait de quitter Lemberg ou Posen pour Varsovie ou pour Vilna, il suffisait de regarder vers la Pologne russe pour n’avoir plus l’envie de lui ressembler. Tant que les russomanes se cachaient derrière la grande théorie de l’unité slave, ils séduisaient encore par l’appât de ce beau rêve ; ils auraient enveloppé tout le monde avec eux dans ces nuages menaçans d’où ils allaient tirer une Jérusalem nouvelle qui régnerait un jour sur la vieille Europe ; mais, aussitôt qu’ils prononçaient le nom russe, le

  1. Voyez la livraison du 15 août 1846.