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hospitalité toujours prête, cette sympathie élevée, ce n’était proprement ni le mysticisme comme le veut M. Schmidt, ni cette franchise philosophique dont parle M. Génin ; il y avait un peu de tout cela, j’y consens ; mais n’oublions pas qu’elle unissait en elle ces directions opposées et les recouvrait d’une grace supérieure. Si j’admets qu’elle ait été mystique avec l’évêque Briçonnet, je me souviens aussitôt qu’elle a écrit l’Heptaméron, et que Bonaventure Despériers a été l’un des plus brillans représentans de sa cour. D’un autre côté, si je ne nie pas ses instincts philosophiques, j’y vois surtout une noble ouverture de cœur, une générosité native, sans système déterminé, sans parti pris, et je me rappelle son attachement à Gérard Rousse], à Michel d’Arande, à Lefèvre d’Étaples. C’est par cette aisance naturelle, par cette liberté dans le bien, que Marguerite de Navarre a été une figure vraiment originale en ces commencemens d’une époque tourmentée.

La plus exacte image de Marguerite, c’est assurément cette petite cour qu’elle avait formée autour d’elle et que les persécutions avaient grossie : réunion charmante, naïf assemblage qui représente avec infiniment de grace l’audace de l’esprit, dans cette mesure qui plaît à la France et en dehors des passions de sectaire. Aussi étrangère aux doctrines des ultramontains qu’au dogmatisme intolérant de Calvin, cette cour est le véritable refuge de la liberté au milieu des persécutions qui s’apprêtent. Par cela même aussi, elle devait disparaître dans l’orage des guerres religieuses. Je suis très frappé de la fin tragique, lamentable, de tous ces hommes que l’on rencontre autour de Marguerite. Clément Marot va mourir en exil ; Étienne Dolet périt sur un bûcher ; Bonaventure Despériers se jette sur son épée ; enfin l’évêque d’Oleron est assassiné par un fanatique. Ainsi ils disparaissent tous ; cette douceur, cette réserve, cette liberté d’esprit devaient être étouffées par les passions aux prises ; il n’y a plus de place désormais pour Marguerite de Navarre et pour ses amis ; la France va appartenir pendant une moitié de siècle aux haines et aux forfaits de la guerre civile. Remarquons-le pourtant, l’histoire a ses vengeances et ses réparations. L’influence de Marguerite n’aura pas été inutile ; elle laisse en Navarre sa fille Jeanne d’Albret, et bientôt on verra grandir son petit-fils, qui prendra le trône de France et mettra fin aux déchiremens du royaume. Le jour où Henri IV est entré à Paris, il a dû se rappeler, j’imagine, la mère de sa mère, cette noble et charmante Marguerite ; il apportait la même prudence, la même politique libérale et circonspecte ; c’était l’esprit de la Navarre, l’esprit de Marguerite, devenu plus grand, plus fort, plus rusé aussi, et c’est pour cela qu’il a clos et pacifié le XVIe siècle.

J’aurais voulu que M. Schmidt insistât davantage sur ces idées ; ce devait être la conclusion la plus légitime de son travail. Au lieu de cela, M. Schmidt conclut un peu brusquement contre Gérard Roussel : « Que lui servit-il d’avoir offert des concessions à cette église romaine ?… » Cette conclusion, très naturelle chez un théologien protestant, n’est pas la nôtre et ne peut être celle de l’histoire littéraire. Ces choses veulent être étudiées en dehors des intérêts d’église. L’histoire littéraire de la France au XVIe siècle ne doit être ni calviniste ni ultramontaine ; elle doit être française. Or, l’esprit de notre pays, au milieu des luttes passionnées de cette époque, a marqué sa trace et indiqué sa voie d’une manière trop nette pour qu’il soit permis de la méconnaître. La grande ligne de la France,