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depuis long-temps chez elle, veillait près de sa cheminée, après avoir renvoyé les femmes qui la servaient ; assise devant le foyer, ses mains flettes étendues sur la flamme, elle rêvait en écoutant la brise nocturne, dont le souffle murmurait contre les vitrières, et les hurlemens lointains de quelque chien de berger qui aboyait à la lune. Tout à coup elle crut percevoir à travers ces faibles bruits comme un son métallique, quelque chose de semblable au cliquetis d’une molette d’éperon et au choc d’un talon ferré sur les dalles de pierre. Elle se dressa en prêtant l’oreille, et alla regarder au dehors à travers la vitrière. Le ciel était pur, et la lune sereine répandait sa vive lumière dans l’enceinte du préau, entouré d’arcades en ogives, sous lesquelles régnait en ce moment un clair crépuscule. La vieille fille parcourut d’un regard cet étroit espace ; puis elle passa sa main sur ses yeux comme pour s’assurer qu’elle n’était point abusée par quelque hallucination, et, quittant aussitôt la fenêtre avec une exclamation étouffée, elle descendit précipitamment chez son oncle.

Le marquis ne dormait pas encore ; il était assis dans son grand lit, les yeux ouverts, sa boîte de pastilles à la main, et il écoutait un de ses valets de chambre lequel était en train de lui faire un conte de ma mère l’Oie.

Mlle de Saint-Elphège entra sans se faire annoncer, s’arrêta hors d’haleine au pied du lit, et dit avec une sorte d’autorité en regardant le valet de chambre : — Mon oncle, renvoyez ce garçon, je vous prie.

— Sortez Braguelonne, fit le marquis fort étonné.

Mlle de Saint-Elphège alla fermer la porte, puis, venant au chevet du marquis, elle lui dit d’une voix entrecoupée et avec un accent inexprimable d’indignation et de triomphe : — Eh bien monsieur je puis enfin vous donner la preuve de cette trahison infâme dont je vous avais déjà inutilement prévenu. L’homme que vous honorez de votre confiance, celui que vous accueillez chaque jour et favorisez de votre intimité, celui que vous avez comblé de vos bontés, votre voisin, votre commensal, votre obligé, M. de Champguérin enfin, vous trompe et vous outrage. Il déshonore votre maison. Cette nuit même il est rentré secrètement ici…

— Vous aurez fait quelque mauvais rêve, ma nièce interrompit le marquis d’un air incrédule et courroucé.

M. de Champguérin est ici, répéta la vieille fille avec véhémence ; je l’ai vu il y un moment dans le petit préau. Oui, mon oncle, je l’ai vu. Il est sorti par une des portes qui donnent sous les arcades et a écouté un moment, la tête tournée vers le ciel, comme si quelque bruit lointain l’eût inquiété, ensuite il a disparu de nouveau.

— Etes-vous certaine de ce que vous dites là ? s’écria le marquis en se relevant sur ses coudes.