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n’eût point mesuré la portée de son entreprise. Les pièces de son procès portent des traces certaines de son étonnante pénétration, de sa haute et sereine confiance dans l’avenir. « Qu’entendez-vous, lui demandait l’accusation, en disant que la vérité commence à se déclairer, et s’achevera à chas peu du tout ? Voulez-vous dire que votre doctrine sera reçue, et que c’est une doctrine de vérité ? — J’entends, disait Servet, parler des progrès de la réforme : Comme quoi la vérité a commencé à estre déclairée du tems de Luther, et a suyvy jusques icy. » Et Servet ajoutait que, le mouvement de la réformation n’ayant pas atteint son terme, celle-ci se déclairerait encore plus oultre. Mémorables et prophétiques paroles, que l’histoire doit recueillir pieusement comme le sacré témoignage d’une foi magnanime qui, loin de fléchir, s’exalte et s’illumine devant la mort. Le seul tort de celui qui les a prononcées est d’être venu deux siècles trop tôt. En 1553, Zurich le jugea digne du dernier supplice ; de nos jours, Zurich lui eût peut-être offert une chaire, comme elle a fait à l’un de ses plus directs héritiers, l’auteur panthéiste de la Vie de Jésus. Profondément isolé au milieu de son temps, également hostile aux protestans et aux catholiques, Servet devait succomber. Esprit confus d’ailleurs, il n’a pas su donner à sa pensée cette précision lumineuse qui fait la vraie force, ce caractère pratique et simple qui donne l’influence. Sa théologie profonde, mais subtile et raffinée, est tombée dans l’oubli, sa philosophie néoplatonicienne a été emportée dans le naufrage ; mais ce qui n’a pas péri, ce qui ne pouvait pas périr, c’est la grande idée d’une explication rationnelle des mystères chrétiens.

Il appartient au XIXe siècle d’accomplir cette entreprise magnifique. L’honneur de l’avoir conçue et d’en avoir essayé la réalisation au prix de son repos et de sa vie suffit pour consacrer à jamais le nom de Michel Servet. Il avait une place parmi les martyrs de la liberté moderne, il était juste de lui en marquer une autre, non moins glorieuse, parmi les théologiens philosophes, parmi les précurseurs du rationalisme.


EMILE SAISSET.