Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/913

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’on peut en quelque sorte regarder comme le type de la nation anglaise en ce qu’elle a de plus positif et de plus puissant. M. Dombey, avec son habit bleu boutonné jusqu’au menton, sa cravate blanche et ses bottes qui crient à chaque pas, représente, dans toute sa respectabilité inflexible, cette middling class souveraine qui, lorsqu’elle se produit dans l’industrie ou la banque, a nom Baring, Coutts ou Arkwright, et, lorsqu’elle gouverne les affaires de l’état, s’appelle sir Robert Peel. Cette morgue bourgeoise est fort intéressante à étudier, et le négociant de la Cité, dont les vaisseaux sillonnent toutes les mers, et qui, se concentrant dans la perpétuelle préoccupation de sa fortune, arrive à ne s’envisager que comme une abstraction, une raison sociale, une maison enfin, est un des types les plus curieux de l’Angleterre. Ce n’est point là la société proprement dite, le monde, et, pour avoir fait connaissance avec ces rois de Leadenhall-street, on n’aura pas la plus légère idée des salons du West-End. C’est quelque chose de plus, c’est l’expression la plus complète de la nation (la nation officielle s’entend). On l’a souvent dit, Londres ne manque pas de ressemblance avec les républiques italiennes ; seulement, à Venise ou à Cènes, on entrait aristocrate dans le commerce, tandis que nos voisins arrivent par le commerce à l’aristocratie. De là toute la différence ; puis aussi le climat peut bien entrer en ligne de compte. Qui sait ce que seraient devenus les Mocenigo, les Doria, les Dandolo, si, au lieu de se refléter dans l’azur de l’Adriatique, leurs palais se fussent baignés dans l’onde boueuse de la Tamise ? L’impénétrable brouillard qui, pendant huit mois de l’année, enveloppe la Cité de Temple-Bar à Blackfriars-Bridge, épaissit terriblement les esprits. Si donc une fois on a eu le courage de passer un jour de Noël dans le voisinage de Bow-Bells, et qu’on ait goûté du plum-pudding et du fog, on s’étonnera moins que les marchands de Londres ne ressemblent pas aux marchands de Venise, et on sera mieux en état d’apprécier M. Dombey. Dans ce qu’on appelle la bonne société, il faut, pour saisir les nuances nationales, un tact autrement délicat que celui de l’auteur de Pickwick ; mais, pour connaître l’Anglais dans ce qu’il a de plus essentiellement lui, il suffit du country gentleman et du city merchant. Le premier, Fielding, dans squire Western, l’a immortalisé ; le second, Dickens, vient de s’en emparer avec un succès presque égal.

M. Dombey, c’est l’homme-comptoir. Il s’identifie tellement avec sa maison, que l’unique préoccupation pour lui, c’est de redevenir Dombey-and-son. Dombey père et fils ont si long-temps trôné conjointement dans la Cité, que le représentant actuel de la race, seul de son nom depuis la mort de son père, ne demande au ciel qu’une chose : de lui envoyer un fils, non pour l’accroissement de son bonheur personnel (il n’y songe même pas), mais pour compléter en quelque sorte sa raison