Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 22.djvu/140

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par là, nul ne le sait ; ils ne le savent pas eux-mêmes. Comme l’a dit un illustre orateur, ils n’ont qu’un problème, et ils vont en avant avec la même intrépidité que s’ils apportaient une solution pratique chercheurs aventureux qui appellent la société à quitter le terrain solide des faits, sans pouvoir lui montrer, même dans le lointain, le profil de la terre promise.

Parmi ces agitateurs et au premier rang figure M. Louis Blanc, qui a écrit un livre très populaire[1] et que le suffrage du peuple a élevé au pouvoir, comme pour le mettre en demeure de passer, à la faveur d’un mouvement révolutionnaire, de la théorie à l’action. Parlons d’abord de l’ouvrage ; nous verrons ensuite ce qu’a fait l’auteur depuis qu’il a pris en main le gouvernement de la France. J’ai servi long-temps mon pays, comme M. Louis Blanc, dans les rangs de la presse quotidienne, qui est l’église militante de notre temps. En souvenir de cette confraternité qui m’est chère et en témoignage de mon estime, je lui dois et je lui dirai la vérité, sans prétention comme sans faiblesse.

M. Louis Blanc est un esprit plein de sagacité et qui excelle dans la critique. Un style clair, mordant, vigoureux, donne à ses écrits, outre l’attrait du montent, le cachet de la durée ; mais il manque absolument de cette philosophie qui révèle le sens général des faits, et de cette expérience qui enseigne le côté pratique des choses. Son livre n’est ni une doctrine ni un plan. A le prendre par le côté des théories, on le trouve d’une insuffisance trop évidente, amalgamant sans choix le faux avec le vrai, et, à l’exemple de Jean-Jacques Rousseau, cherchant la force non dans la raison, mais dans la logique. Quant à la solution qu’il présente et qui consiste à ouvrir, en face des ateliers libres, des ateliers fondés par le gouvernement, elle est d’un vague qui confine au vide. Les systèmes d’Owen, de Saint-Simon et de Fourier sont des chefs-d’œuvre en comparaison.

Le succès de M. Louis Blanc s’explique moins par les qualités que par les défauts de son livre. C’est le vague même de ces données qui en a fait la popularité. Moins le symbole qu’il proposait au peuple était tangible et défini, et plus il autorisait d’illusions ainsi que d’espérances. Ajoutons qu’en introduisant l’action du gouvernement dans l’industrie, M. Louis Blanc ne demandait pas, comme Saint-Simon et Fourier, que l’on fît sans délai table rase de l’ordre actuel, ni que la société fût coulée d’un seul jet dans un moule nouveau. Il attaquait plutôt qu’il ne supprimait la liberté industrielle. En révolutionnaire habile, il avait l’air de respecter les droits ainsi que les habitudes, au moment même où il visait à tout déplacer. M. Louis Blanc a mieux réussi que les socialistes

  1. Organisation du travail, par M. Louis Blanc ; cinquième édition, 1848.