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bien au contraire : il y a en elles je ne sais quel mystérieux ressort, quelle puissance génératrice, douloureuse comme l’enfantement, mais, comme lui, trouvant jusque dans la souffrance et la mort des germes de renouvellement et de vie. Et, pour ne parler que de la plus inoffensive de toutes, les premiers temps qui suivirent la révolution de 1830, temps d’incertitudes, de tiraillemens et d’émeutes, ne furent-ils pas marqués par la phase la plus brillante de ce mouvement littéraire qui devait s’affaisser plus tard ? Ne virent-ils pas éclore les Feuilles d’automne, Stello, Notre-Dame de Paris, les Iambes, Indiana, Volupté, Rolla, Valentine et bien d’autres œuvres, bien d’autres renommées, dont les années ultérieures, malgré la paix et le calme renaissant, n’ont pas su réaliser les promesses et continuer la splendeur ?

Il n’y a donc pas lieu de désespérer de la critique et de l’art ; mais autant il serait injuste de se montrer découragé, autant il serait insensé de demeurer stationnaire. Nous le répétons, si le but de la critique doit rester le même, ses procédés, ses déductions, doivent subir une transformation complète. Comment, lorsque tout est changé autour d’elle, pourrait-elle essayer de reprendre les choses au point où elle les a laissées la veille d’une révolution ? Ce qui convenait précédemment est impossible aujourd’hui : ces tentatives d’ajustement, de réconciliation et d’alliance entre le passé et le présent, entre la littérature et le monde, entre les débris d’une société polie et les élémens nouveaux introduits dans l’art, tout cela n’a plus de sens. Les points d’appui dont on se servait, l’expérience, l’observation, les lois même du goût, sont condamnés, sous peine d’impuissance, à se renouveler comme tout le reste ; car de quel usage peut être l’expérience dans une société qui naît d’hier ? Quels documens peut fournir l’observation, lorsque le milieu qu’elle avait choisi a disparu dans l’orage ? Comment distinguer, dans les lois du goût, cette partie impérissable, imprescriptible, qui tient à l’essence même du beau, de cette portion relative et changeante qu’abrogent les événemens politiques ? Ce que Pascal a dit de la justice humaine, sujette à varier suivant les climats et les pays, peut se dire aussi de la vérité littéraire, modifiée par une révolution : justice en-deçà, erreur au-delà.

C’est donc en face de l’inconnu que la critique va reprendre son œuvre ; elle participe, dans son humble et paisible sphère, aux conditions mêmes de la société. Tout est mystère en ce moment, tout est à refaire ou à créer dans notre organisation future. Au lieu d’appliquer ou d’interpréter des lois préexistantes, de se grouper autour d’un pouvoir préétabli, nos législateurs vont avoir au contraire à se défendre contre tout parti pris d’avance, à accepter comme irrévocable le déblaiement complet de l’arène politique, et à jeter dans ce vide immense les fondemens d’un monde nouveau. Grace à l’intervention permanente de l’élément populaire dans la direction des affaires publiques, on peut dire aujourd’hui que le gouvernement et le pays vont chercher ensemble. Un fait du même genre devra se produire dans l’art. Au lieu de ces démarcations officielles, au lieu de cette initiation du grand nombre par quelques-uns, de cette oligarchie littéraire essayant de guider les masses, de montrer le but, d’indiquer la voie, de discuter ou de maintenir des théories reconnues et consacrées, il faut aujourd’hui que la critique, les artistes et le public marchent de front dans ce chemin où les attendent de nombreuses surprises, et dont l’issue se perd dans le lointain, cachée par les brumes matinales. Il faut qu’ils s’élancent de compagnie