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d’égalité et de bien-être, et à maintenir une sorte d’exclusion, un dernier reste de privilège, dans ces régions idéales où il semble, au contraire, que doive s’inaugurer tout d’abord un libre et sincère sentiment de l’égalité véritable ? Donner au peuple les plus sérieux de tous les droits et lui refuser les plus élevés de tous les plaisirs, lui faire tout à coup sa part si grande dans le domaine de la politique et la lui laisser si petite dans le domaine de l’art, le convier, en un mot, à la tribune et le reléguer au mélodrame, n’eût été ni sage, ni généreux, ni logique.

A un point de vue plus littéraire, ce rapprochement entre la foule et les grandes et belles œuvres de notre théâtre donnerait lieu à des observations instructives et piquantes. On peut se souvenir que, pendant la période qui vient d’être close par une révolution, bien des gens du monde, et des plus civilisés, se détournaient avec dédain de la vraie littérature dramatique, et, soit caprice, soit besoin d’émotions nouvelles, couraient aux pièces populaires, y cherchaient leurs types de prédilection, mettaient une sorte de raffinement à se faire les dilettante de cette étrange littérature, et lui donnaient par leur empressement une vogue et une vie mondaine, fort peu conciliables, il faut le dire, avec la morale, le bon goût et les habitudes d’une société polie. Ne serait-il pas curieux que ce concours, cet empressement, ces conditions de vie, de mouvement et de succès, refusés si long-temps au théâtre sérieux par ses auxiliaires naturels, lui revinssent tout à coup d’une extrémité contraire, lui revinssent justement par ce peuple, par cette foule qui, placée pour la première fois en face du vrai et du beau, peut en ressentir confusément, mais sincèrement, la salutaire influence ? Échange bizarre ! singulière transposition de rôles, qui, après avoir fait par un public blasé le succès de Robert Macaire et des Saltimbanques, ramènerait à Molière et à Corneille tout un public nouveau, émancipé enfin de la malsaine poétique du boulevard ! Ce fait secondaire, rattaché à des questions plus hautes, à des aperçus plus généraux, n’aurait-il pas son importance ? Ne pourrait-il pas contribuer, pour sa part, à l’histoire de ce moment unique, où rien n’est vrai que l’invraisemblable, où rien n’est vraisemblable que l’impossible ?

Quoi qu’il en soit, il est facile de prévoir qu’un tel progrès ne serait pas seulement fécond pour les spectateurs, mais pour le théâtre même, et qu’on peut y trouver le germe d’une nouvelle phase dans la littérature dramatique. Là aussi, nous le croyons du moins, vont tomber certaines barrières, certaines distinctions de genres, qui, depuis bien des années, commençaient à recevoir de nombreux démentis. Peut-être, sur la foi de vieilles traditions, y a-t-il encore des gens qui s’imaginent qu’un ouvrage de théâtre ne peut pas être à la fois populaire et littéraire, que l’art a des pruderies qui se révoltent à l’idée d’admettre, comme élémens essentiels, les noms, les personnages, les incidens de la vie du peuple c’est une erreur dont l’expérience de ces derniers temps a dû hâter le discrédit. N’a-t-on pas vu trop souvent, d’une part, des œuvres froides, ternes, blafardes, où une prétendue correction et une élégance chimérique n’étaient acquises qu’aux dépens de toutes les qualités vitales ; de l’autre, des œuvres fort contestables, par malheur, sous le rapport de la forme et du goût, mais animées, mais vivantes, et offrant, à défaut d’autre mérite, une esquisse fidèle des physionomies contemporaines ? Cette anomalie, cette antithèse qui, depuis trente ans,