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nous en tirant des coups de fusil en l’air et en poussant de grands cris, nous partîmes tous au galop et nous arrivâmes comme la foudre au lieu indiqué pour le campement. Là des nègres vinrent nous tenir l’étrier pour nous aider à descendre de cheval ; des tentes avaient été préparées, d’autres s’élevèrent ; le petit corps d’armée français qui nous accompagnait, infanterie et cavalerie, s’installa pour passer la nuit au bivouac, une grande partie du goum en fit autant, et les uns et les autres commencèrent un souper homérique servi aux frais de Bou-Alem.

Pour le maréchal et ceux qui l’accompagnaient, ils furent invités à se rendre à la maison de Bou-Alem. À l’exemple de plusieurs autres chefs arabes, notre hôte avait fait venir un entrepreneur et des maçons français de Miliana, et s’était fait bâtir une maison dont il était très fier. Elle était située à l’abri d’un pli de terrain et avait l’aspect d’une petite maison bourgeoise d’Europe. L’intérieur était assez arabe ; les pièces, peintes de couleurs bariolées, avaient pour tous meubles des tapis. Bou-Alem et les autres chefs s’assirent par terre sur les tapis et se mirent à fumer ; nous dûmes les imiter. Une serinette invisible, que tournait sans doute une des femmes dans un appartement voisin, jouait des airs en notre honneur. On apporta le café dans de petites tasses de porcelaine avec des soucoupes de filigrane. Au bout de quelques instans, Bou-Alem se leva et nous montra ses trésors : de très belles pipes, des sabres magnifiques, des fusils ornés à l’orientale de riches ciselures ; je remarquai surtout une coupe d’argent suspendue à une chaîne du même métal pour puiser de l’eau et boire sans descendre de cheval. Puis on servit la diffa avec tout le faste arabe, des plats énormes de couscoussou, des moutons rôtis tout entiers, des volailles fortement assaisonnées, etc.

Ce soir-là, Bou-Alem eut à nourrir cinq à six cents hommes et deux ou trois cents chevaux. Je demandai quels étaient ses revenus. On me dit qu’il possédait beaucoup de terres et qu’il avait de riches récoltes ; il percevait, en outre, des droits sur un marché considérable d’Arabes qui se tenait dans son voisinage ; on ajouta qu’il était fort entreprenant comme capitaliste ; il avait eu, entre autres idées, l’intention de faire bâtir des maisons à Miliana pour les louer à des Européens. L’élève des chevaux promet de lui donner dans l’avenir de grands bénéfices, car les chevaux de la vallée du Chéliff sont renommés, et il s’en occupe avec intelligence. Calculateur habile, tous ces intérêts nous répondent de sa fidélité. Qui ne reconnaît là le véritable type du grand propriétaire algérien ?

Léonce de Lavergne.