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Voyez par exemple ce type singulier qui s’appelle la lorette, type un peu effacé dans le moment, mais qui n’est pas encore assez oublié pour ne pas présenter l’image fidèle, l’expression la plus vraie des mœurs artificielles de notre époque. Rassurez-vous, je passerai vite et j’appuierai légèrement. Il est, dis-je, le produit de ce vice artificiel, il n’est original qu’en apparence. C’est un type qui, dans sa forme générale, renferme toutes les formes particulières des mœurs des précédentes époques. Rien ne lui appartient, si ce n’est la singerie de tout. Pastiche des habitudes et des manières de la régence, grasseyement du directoire, jolies et étranges figures de Watteau, ondulations de hanches du bal de l’Opéra, tous les caractères de ces diverses formes de mœurs se sont réunis là. Le type est artificiel, le vice l’est aussi. Ce n’est pas le vice forcé comme on le rencontre ailleurs, ce n’est pas non plus le vice pour ce qu’il a d’agréable, le plaisir pour le plaisir. Ni l’entraînement, ni la séduction, ni la triste nécessité ne lui ont donné naissance, pas même l’amour de l’or, qui de tout temps a distingué le vice. Non, ce vice, c’est l’amour de tout ce que la société produit de plus artificiel, l’amour du luxe exagéré, l’amour de la splendeur extérieure, des repas fastueux, de la bonne chère, des sensualités les plus épicées, voilà tout.

Et si on jetait les yeux sur l’éducation, sur l’instruction si peu solide de notre temps, que n’y découvrirait-on pas ? Je me borne à un mot ; l’instruction et l’éducation aujourd’hui n’ont pas pour but de développer l’originalité, de donner libre carrière à l’initiative de l’individu ; non, elles l’entravent au contraire, donnent libre carrière au lieu commun et se soucient peu de développer les germes de l’invention là où ils se trouvent cachés. On vient de fonder une école pour former des hommes d’état. Il faut espérer qu’avant peu de temps on en fondera d’autres pour former des poètes, des artistes, des philosophes et des inventeurs. Est-ce que ce n’est pas la négation de l’individualité ? Pensez-vous remplacer par le vernis superficiel de l’instruction, par des leçons à heure fixe et par l’enseignement des notions générales, l’observation particulière, l’éducation de l’individu par lui-même, l’originalité ? Est-ce que vous ne voyez pas que vous allez détruire toute spontanéité, toute pensée libre et hardie ?

Heureusement tout cela touche à sa fin. D’autres signes apparaissent plus consolans et qu’on peut saluer avec espérance. Notre époque imite à satiété ; le caractère de l’imitation est de copier et de se copier ensuite elle-même jusqu’à ce qu’elle se soit complètement usée : l’invention et l’originalité, au lieu de s’user, laissent se développer majestueusement à travers les siècles ce qu’elles ont créé une première fois. Cette différence entre l’originalité et l’imitation est la même qu’entre les époques complètes et les époques de transition. Or, notre temps est un temps de transition où nos imitations achèvent de se détruire, afin de laisser la place libre pour l’édifice qui se construira.


EMLE MONEGUT.