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lieu de câbles et de cordages, des cordes et des ficelles. Les manufactures de toile à voiles de cette époque ont survécu. Il est probable que depuis deux cents ans la production du chanvre a diminué dans le pays ; cette culture épuisante exige le renouvellement de la fécondité du sol par l’emploi d’une extrême abondance d’engrais ; on néglige ici ceux que la Flandre recueille avec le plus de soin, et la surface améliorée, s’est rétrécie, quoique les villes d’Amiens et d’Abbeville offrissent tout ce qu’il fallait d’engrais pour l’étendre. La moyenne de nos importations de chanvre brut pendant les cinq dernières années a été de 4,621,300 francs, et les deux tiers de cette valeur sont introduits par navires étrangers. En cherchant à rendre à cette culture son ancien lustre, sur un territoire pourvu par la mer, les canaux et les chemins de fer, de débouchés si vastes et si sûrs, on ne risquerait donc ni d’être arrêté par les limites de la consommation, ni d’ôter du tonnage à notre marine.

Colbert crut faire la fortune d’Abbeville, lorsqu’il y établit en 1665 la célèbre manufacture de draps fins de Van Robais. Il ne négligea rien pour assurer le succès de cette grande entreprise ; les privilèges et les encouragemens lui furent prodigués ; les matières premières qu’elle employait étaient affranchies de droits de douane ; ses ouvriers jouissaient de toute sorte d’exemptions, et elle était en pleine prospérité en 1698[1]. Cependant, en 1764, la ville réclamait avec énergie l’abolition de cette organisation auparavant si enviée ; elle la signalait comme la cause principale de sa ruine, et l’on déclarait que cette œuvre de prédilection de Colbert, loin d’exciter l’industrie à Abbeville, la tuait ; loin d’y donner à vivre au peuple, le faisait, dans le sens le plus littéral, périr de faim et de misère. Était-ce erreur, était-ce ingratitude ? En compensation des avantages dont ils jouissaient, les Van Robais étaient tenus d’employer toujours trois mille individus. Le privilège exclusif du fabricant avait pour corrélatif et pour compensation le privilège de l’ouvrier ; mais il avait été mathématiquement impossible de fixer un minimum du prix de journée, et la somme des salaires à partager variait suivant les travaux commandés : quand ceux-ci se restreignaient, le nombre des co-partageans restant le même, la part de chacun devenait fort petite. Ce n’était pas là le plus grand mal. Se reposant sur le droit qui leur était assuré, les ouvriers avaient perdu tout sentiment de sollicitude et de prévoyance ; ils s’étaient démis des soins de la famille ; leur avenir leur semblait être l’affaire des autres et non la leur. Cette incurie les avait livrés à la plus hideuse misère, à la dernière dégradation ; ils encombraient les hospices, les établissemens de charité, et l’on prévoyait que cette lèpre survivrait à l’extirpation de

  1. Mémoire sur la Picardie, par M. Bignon.