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avez réfléchi à ce qui est vrai, juste et beau, lorsque les causes du palais et la correction du journal vous laissaient quelques momens de repos, le temps est venu de faire votre révélation. Moïses montés sur le Sinaï des barricades au milieu des nuages de la fumée et des éclairs de la poudre, il est temps que le nuage disparaisse et que vous nous apportiez les tables de la loi, non pas écrites sur du papier, mais gravées dans la pierre. Créez et travaillez, car, sans cela, je vous l’assure, ce que nous appelons régénération pourrait fort bien n’être autre chose que la décadence, que les convulsions lentes et successives de l’agonisant. Vous instituez des fêtes ; si vous avez une idée, symbolisez-la dans ces cérémonies au lieu d’emprunter des symboles à l’antiquité, qui, certes, ne se réveillera pas pour vous rire au nez. Voyez-vous ce qu’il y a à faire ? Alors laissez de côté l’argumentation, la logique, la discussion, car l’invention n’est rien de tout cela. C’est l’intuition et non la logique. O mes législateurs, vos facultés reposent-elles sur des fondemens intuitifs ?

Lorsque la révolution de février éclata, tout homme plus ou moins philosophe put se dire : Désormais pour la France l’âge des affirmations est arrivé, et l’âge des négations est passé. Il paraît qu’il n’en est rien. Mais, répondent les sectes, nous affirmons. Cela est vrai ; mais quel monde affirmez-vous ? Vous affirmez un monde chimérique, vous affirmez un homme fantastique. Vous n’avez pas l’air de vous douter que ce peuple à une histoire et une tradition, qu’il est vieux de dix-huit siècles. Vous vous placez en dehors de l’histoire, en dehors du temps, en dehors de l’espace, en dehors du connu. Vous vous placez à priori dans l’inconnu, terre qui ne vous appartient pas. Vous créez un monde comme si vous étiez Dieu ; nouveaux Prométhées, vous bâtissez un homme absurde, non sans annoncer à la race humaine votre prétention d’être inspirés de l’esprit saint. Et moi je dis que vous n’affirmez pas, mais que vous niez ; je dis que vous êtes subversives, car vous faites table rase de tout ce qui a existé et de tout ce qui existe. Non, vous n’avez pas posé le problème du siècle, vous n’avez eu que des lueurs, des aperçus. Vous êtes des Apollonius de Thyane ; mais un messie viendra-t-il vous remplacer ? Vous n’avez pas su renouer une seule tradition ; vous n’avez pas même posé ce problème de l’accord de la tradition avec la pensée du siècle ; vous avez voulu tout supprimer. Allez donc avec votre superbe société, où la paresse a beaucoup de droits et le travail beaucoup de devoirs, avec votre société propre à faire dégénérer la race et à réduire la France pour toute perspective à la béatitude des frères moraves ou aux ravages des anabaptistes ; allez avec vos religions propres à user vite le système nerveux, et où sont entassées dans un monstrueux amalgame les machines, les filles, la Trinité et les banques. Allez, tâchez de disparaître, car le démon qui perdit Sodome vous avait beaucoup inspirées.

Et cependant, sans cet accord de la tradition avec le mouvement particulier de chaque siècle, comment la société existerait-elle ? Combien y a-t-il d’hommes qui aient compris que la question devait être ainsi posée ? L’école des doctrinaires semble l’avoir compris, mais ils n’ont pas osé aborder la solution. En politique, ils ont semblé vouloir que cette solution fût l’œuvre du temps et non d’un homme, et ils ont tout accordé au statu quo ; en philosophie, ils se sont abstenus d’affirmer aucune religion. Un brave et tenace abbé de Genoude répétant à satiété que la constitution d’un peuple, c’est son histoire, et s’efforçait