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de faire remonter l’histoire tout entière jusqu’au XIXe siècle, semble avoir compris ce principe dont il fait à chaque instant une fausse application et une question de personne royale. M. Proudhon, qui nie la propriété, et cependant s’efforce de ne pas porter atteinte à la propriété, résout le problème à sa manière par sa banque d’échange. M. Bûchez a essayé de renouer la tradition catholique et de la rattacher à la révolution. Mais les doctrines qui ont eu le plus de retentissement et qui sont le plus en faveur, l’école saint-simonienne, le fouriérisme, le communisme ; mais les inventeurs du positivisme qui regardent avec pitié tout ce qui n’est pas le XIXe siècle (c’est-à-dire un point du temps), et jettent avec mépris à tout le passé, qui a vécu sans machines à vapeur et sans physiologie, les noms injurieux de mysticisme et de fétichisme, ont, chacun à sa manière, brisé la tradition en abolissant qui la famille, qui la propriété, qui l’idée de hiérarchie (je prends ce mot dans son acception la plus générale, gradation, échelle sociale), qui le christianisme, qui l’idée religieuse en soi par la négation de toutes les sciences supérieures aux sciences des phénomènes sensibles. Ces doctrines partent de points bien divers ; je les ai rassemblées pour montrer combien est grande l’anarchie, la division des intelligences. Mais ne pensez-vous pas que, si elles partaient toutes d’un même principe, leurs conclusions toutes diverses trouveraient plus facilement leur unité et produiraient des résultats plus certains et plus nombreux ? Cela s’est vu dans des temps aussi hardis, mais plus calmes, plus complets que le nôtre. La multiplicité des doctrines est excellente dans un temps où elles s’appuient toutes sur un fondement reconnu réel par tous ; mais, lorsqu’elles sont le produit d’une semence jetée aux vents par chaque fantaisie individuelle et chaque caprice étourdi, non, elles ne sont ni utiles, ni bonnes, ni fructueuses. débris du voltairianisme, sceptiques, utopistes, penseurs imaginatifs, sentez-vous la nécessité d’une tradition, d’une réalité, d’un système qui relie toutes les âmes entre elles, et savez-vous le nom que les peuples donnent à ce système ? Ce nom, c’est la religion.

Voulez-vous sentir encore mieux la nécessité de l’accord de la tradition et de l’évolution de chaque siècle ? Suivez un peu ce raisonnement. Il y a des idées préexistantes à l’humanité elle-même, l’idée du beau, du juste, du vrai, du saint ; elles sont donc préexistantes à toutes les civilisations. Que sont toutes les civilisations, sinon la forme extérieure que revêtent ces idées, l’interprétation de ces idées ? Toutes les civilisations, quelle que soit leur différence apparente, reposent donc toutes sur les mêmes fondemens et ont toutes par conséquent une législation, une philosophie, une religion, un art. Peu importe de quelle façon elles entendent et interprètent les idées primordiales ; la civilisation indienne avec ses pagodes monstrueuses, ses bayadères aux danses lascives et ses pénitens austères, la civilisation chrétienne avec son mysticisme, ses macérations et ses saintes images, expriment au fond une même chose : c’est que Dieu doit être adoré et recevoir un culte. Cependant, bien que les différentes civilisations ne soient que les différentes interprétations de ces idées, la manière de vivre d’un peuple dépend de cette interprétation ; c’est cette interprétation continuée, purifiée, amendée à travers les siècles, qui forme sa tradition. Or, qu’arriverait-il si la cathédrale se transformait en pagode, ou réciproquement ? Cela ne serait certes pas plus extraordinaire