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lecteur, que je ne connaîtrai jamais, songe que de l’énergie de ma jeunesse rien n’est demeuré ; il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m’a jugé ; » cette longue histoire d’un grand homme et d’un grand siècle se déroulant, se précipitant rapide et fugitive comme la parole du lecteur ; et enfin l’impression produite par cette pensée : Voici une glorieuse existence qui finit, et qui, comparaissant en quelque sorte devant elle-même, se passe en revue une dernière fois à la veille de l’immortalité ; tout cela donnait à ces réunions intimes je ne sais quel caractère de solennité triste, émouvante, imposante.

Ce n’était plus l’aspect de ces brillantes lectures de l’Abbaye-aux-Bois que peignait ici même, dans ce recueil, il y a quatorze ans, le pinceau délicat et gracieux de M. Sainte-Beuve. C’était un autre genre de poésie que notre cœur sentait vivement, mais que notre plume ne saurait rendre. Le temps, le lieu, l’auditoire, l’homme même, tout était plus ou moins changé. Quatorze ans, à la vérité, n’avaient fait qu’ajouter à la majesté olympique de cette tête de penseur et de poète si admirablement sculptée par David, de cette tête que nul n’a vue une fois sans se dire à l’instant comme Dante à Virgile : Chi è quel grande ? quel est ce grand ? Mais, sous la pression des années, la nature du vieux aigle s’était de plus en plus dessinée avec ses attributs caractéristiques : la passion de la solitude sur les hauteurs, l’indifférence pour tous les bruits de la terre, la taciturnité croissante, et, pour dernier amour, le soleil, dont les rayons attiraient et charmaient ce regard si ferme encore. C’est ainsi qu’un autre oiseau de Jupiter, Goethe, en mourant, disait : Mehr Licht ! plus de lumière ! laissez entrer plus de lumière !

Après une carrière de quatre-vingts ans, agitée par tant d’orages, la robuste organisation de l’auteur de René résistait vaillamment aux étreintes du temps, ce grand destructeur. Refoulée des extrémités, la vie chez lui semblait se concentrer, se condenser en quelque sorte dans la tête et dans le cœur. Pour remuer ce noble cœur et le faire palpiter comme un cœur de vingt ans, il suffisait d’un de ces mots qui portent, d’une parole émue par une pensée fière ou touchante, de quelques beaux vers de Corneille ou de Racine récités avec ame, ou mieux encore d’un retour vers les souvenirs d’autrefois, d’une lecture des Mémoires, Alors rien de plus saisissant que le spectacle de cette vibration de jeunesse, de ces tressaillement, de ces palpitations de sensitive chez un vieillard ; rien qui prouvât mieux à quel degré ces natures choisies de poètes ont été douées par Dieu de délicatesse et de sensibilité[1].

  1. Parfois l’illustre vieillard récitait lui-même des vers. Presque toujours muet comme Harpocrate devant des étrangers, quand il était seul avec ses amis, avec Mme Récamier par exemple, avec celle dont il a dit dans le langage des dieux, qu’il parlait aussi quand il voulait :

    Jusqu’à mon dernier jour, douce et charmante étoile,
    Je suivrai ton rayon toujours pur et nouveau,
    Et, quand tu cesseras de luire pour ma voile,
    Tu brilleras sur mon tombeau ;

    il sortait de son silence et tous deux échangeaient leurs souvenirs poétiques. M. de Chateaubriand choisissait un passage de l’un de nos poètes, et il le récitait jusqu’à ce que sa mémoire s’arrêtât ; Mme Récamier le continuait. Ainsi s’entretenaient par l’organe des muses ces deux esprits qui dans l’avenir inspireront à leur tour les muses.