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domine le vaste et beau jardin des Missions étrangères ; vis-à-vis la cheminée, un des plus beaux tableaux de Raphaël, la Sainte Famille de François Ier, copié par Mignard : c’est le principal, ou mieux, l’unique ornement de cette chambre ; sur la cheminée, deux statuettes représentant, l’une M. de Fitz-James, et l’autre Velléda ; des livres épars sur quelques meubles, et enfin, entre le pied du lit et le mur, une caisse en bois blanc avec une serrure détraquée qui ne fermait pas.

Cette caisse contenait l’unique trésor de l’homme qui fut ministre et ambassadeur, qui, de sa plume, fit et défit des ministères, releva et ébranla des trônes, de l’homme qui, après avoir ouvert à la littérature un champ nouveau, a voulu lui laisser le noble exemple d’un génie propre à tous les genres de spéculations, hormis celles qui ont la richesse pour objet. « Ma vie, dit l’auteur des Mémoires, rangée parmi celles qu’on appelle heureuses, eût été privée de ce qui en a fait le caractère et l’honneur : le combat, la pauvreté, l’indépendance. » Cette caisse à serrure détraquée contenait donc non pas de l’or, mais des papiers qui, à la vérité, valent de l’or, car ces papiers, renfermés dans des cartons verts, sont tout simplement les Mémoires, c’est-à-dire un ouvrage en dix ou douze volumes, dans lequel l’auteur de René semble avoir voulu concentrer tout ce que son génie avait de charme, de variété et de puissance.

Nous aimons à nous rappeler cette scène d’intérieur, qui sera toujours présente à notre mémoire. En attendant l’auditoire convié à cette fête intellectuelle, l’illustre vieillard est assis dans son fauteuil, à la gauche de la cheminée ; sa large tête est légèrement penchée sur son épaule droite, et il rêve, la face tournée vers la fenêtre, à je ne sais quel voyage aux astres sur l’hippogriffe, ce fringant coursier de l’Arioste qu’il préféra toujours au vieux Pégase. La porte s’ouvre. Voici d’abord la Béatrix du moderne Alighieri ; elle s’avance, toujours belle de cette beauté immortelle et suave de la grace ; mais elle s’avance d’un pas timide, les bras un peu étendus en avant, car sur ses yeux, dont le regard était si doux, pèse un nuage que la main de l’art n’a pu dissiper encore. Voici venir ensuite une autre amie de M. de Chateaubriand, une personne aussi distinguée par l’esprit que par le cœur, portant un des beaux noms de l’empire, Mme la comtesse Caffarelli. Voici maintenant M. de Noailles, M. Ampère, et enfin voici le meilleur des hommes, un de ces êtres rares desquels on dit familièrement : « Il est fait de la rognure des anges, » un grand penseur orné de la simplesse et de la candeur d’un enfant. C’est le bon, le digne Ballanche, cet ami de quarante ans que l’auteur de René nommait son vieux compagnon de route. Celui-là aussi, on peut le louer sans gêne, car il n’est plus de ce monde ; il a devancé son ami dans les régions éternelles. Nous n’avions pas encore fini nos lectures, auxquelles il assistait heureux, souriant, ému, que déjà