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En un autre endroit de ce livre, M. de Chateaubriand dit, en parlant de sa nature contenue et réservée : « Je n’ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires. » On peut ajouter que c’est aussi dans les Mémoires seulement qu’il a laissé passer son génie complet. C’est là, qu’on nous permette cette expression, c’est là qu’il donne toute sa gamme ; c’est là qu’on pourra juger, non-seulement de l’éclat, qualité depuis long-temps connue, mais de l’étendue, de la flexibilité, de la délicatesse de cette voix.

Personne n’ignore que M. de Chateaubriand a été un révolutionnaire en littérature, que la couleur de ses écrits a déteint sur presque tous les écrits de son temps ; que tout ce qui s’est fait ou essayé de nouveau en France depuis quarante ans relève plus ou moins directement de lui, et qu’enfin il lui est arrivé ce qui arrive à tous les grands novateurs : imité d’abord précisément dans ce qu’il pouvait avoir d’excessif, dépassé ensuite, exagéré, défiguré, il n’est déjà plus à la hauteur des pindariques du jour, tandis que les esprits délicats, qui ne peuvent s’accommoder du genre actuel, le rendraient volontiers responsable du pathos universel qui nous déborde. Quant à lui, il en prend assez gaiement son parti. « Épouvanté, dit-il, j’ai beau crier à mes enfans : N’oubliez pas le français ! ils me répondent, comme le Limosin à Pantagruel, qu’ils viennent de l’alme, inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce. » Que répondrait, en effet, aujourd’hui à Pantagruel l’escholier limosin qui cuydoit pindariser ? Il répondrait : « Je viens de la grande cité qui, dans ses larges flancs, élabore l’avenir, de la cité où l’on monte sur la montagne de l’idée et où l’on voit passer le souffle de l’esprit. » N’est-ce point à peu près ainsi que nous pindarisons actuellement ? La maladie de l’enflure, de l’hyperbole, cette maladie des peuples enfans et des vieux peuples, des Iroquois et des Chinois, a-t-elle jamais été en France plus dominante qu’aujourd’hui ? Notre langue n’est-elle pas menacée d’hydropisie ? Qu’avons-nous fait de cette justesse délicate de l’esprit, de ce sentiment de la mesure que l’on nommait autrefois le goût, et qui correspond à la justesse de l’oreille en musique ? D’où nous vient cette rage de discordance et de fracas qui tend de plus en plus à dénaturer la langue ? Plusieurs pensent que c’est là un des attributs essentiels de la littérature des âges démocratiques ; qu’une littérature à l’usage des masses ne peut plus avoir les caractères d’une littérature à l’usage des esprits cultivés et qui ont des loisirs. L’observation est juste quant au présent ; mais pourquoi faudrait-il désespérer de l’avenir ? Pourquoi la démocratie françriise ne brillerait-elle pas un jour par la finesse de goût qui distinguait la démocratie d’Athènes ? Mais les anciens, dira-t-on, avaient des esclaves dont le travail procurait aux hommes libres les loisirs nécessaires à la culture de l’esprit. Eh bien ! nous aurons des machines qui, dans les sociétés futures,