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Dans une de ses excursions, le vieillard, s’étant, avec son fils, aventuré plus loin que de coutume à la tombée de la nuit, dut s’établir sur la plage d’une île assez vaste. Son compagnon l’ayant quitté pour couper du bois dans la forêt voisine, il s’étendit à terre pour dormir en l’attendant. Il commençait à s’assoupir, lorsqu’un bruit étrange frappa ses oreilles. Dans le désert, l’homme est sans cesse aux aguets : la crainte d’un objet inconnu le tient constamment éveillé, et les sens acquièrent un degré de délicatesse dont ne se peut faire une idée celui qui a toujours vécu dans les villes. Le vieux nègre reconnut dans la rumeur confuse qui l’avait éveillé le bruit d’une pirogue qui battait l’eau du fleuve. Il ne tarda pas, en effet, à voir s’approcher de terre une pirogue d’où sortirent une foule de sauvages peints des plus vives couleurs et ressemblant moins à des hommes qu’à des démons. Bientôt une seconde embarcation parut, et une vingtaine de pirogues s’arrêtèrent successivement devant l’île. Ricardo était plus mort que vif, mais quel ne fut pas son effroi, lorsqu’il entendit s’élever un cri infernal ! La horde tout entière venait d’apercevoir son fils et se préparait à l’immoler. Le pauvre homme oublia tout alors, jusqu’à sa crainte même, et se précipita au cou du malheureux enfant que les sauvages venaient de saisir. Ricardo était d’une effroyable laideur, et les Carajas, qui n’avaient jamais vu de nègres, furent tellement effrayés de cette étrange apparition, qu’ils firent quelques pas vers leurs pirogues. Cependant, voyant que l’attitude des deux pauvres chrétiens n’avait rien d’hostile, ils se rapprochèrent, formèrent un vaste cercle et commencèrent une danse diabolique, accompagnée d’éclats de rire et de cris frénétiques, autour des pêcheurs, qui crurent bien, cette fois, que leur dernière heure était arrivée. Toute la nuit se passa ainsi. Enfin les Indiens, à force de gambades, se sentirent affreusement fatigués, et la plupart s’endormirent, tandis que les autres tenaient conseil pour savoir si l’heure n’était pas venue de commencer un festin dont, à défaut du poisson qu’on n’avait pu pêcher, les deux chrétiens devaient faire les frais. Heureusement le vieux noir se douta de l’objet de cette délibération ; il chercha adroitement à faire entendre aux sauvages qu’il était très habile pêcheur, et leur montra son petit arsenal, dont la plupart des pièces étaient absolument nouvelles pour eux. Ne connaissant pas l’usage du fer, les Carajas ne pouvaient se saisir des poissons gigantesques qui peuplent les eaux de l’Araguaïl. Ricardo leur fournit les moyens d’atteindre ces proies succulentes qui leur avaient jusqu’à ce jour échappé. Dès-lors, les Carajas le prirent en grande affection, s’habituèrent à la laideur de ses traits, l’emmenèrent dans leur village, et voulurent lui donner rang parmi leurs chefs. Malgré ce qu’une telle offre avait de flatteur, Ricardo refusa, déclarant qu’il voulait retourner à Satinas. Les Carajas ne s’opposèrent pas à son départ, mais ils lui firent promettre de revenir. Ricardo