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que la discipline et les habitudes de la vie militaire, qui constituent une sorte de communauté, effaceraient ou du moins atténueraient les inconvéniens. « Vous êtes des camarades et des frères, dis-je aux colons ; à ce double titre, vous souffririez si à l’époque favorable pour le mariage quelques-uns d’entre vous n’avaient pas les moyens de s’établir par suite de maladie ou d’autres accidens. » Je remarquai qu’ils reçurent froidement cette proposition, et qu’en réalité ils ne l’acceptaient que par déférence et discipline.

Je fis faire le partage des terres pour exciter l’émulation par l’attrait de la propriété, et chaque colon eut la faculté de travailler un jour par semaine dans son champ. Pendant la première année, il y eut assez de zèle ; il ne me parvint qu’un petit nombre de plaintes contre les paresseux. Il est vrai que je maintenais l’ardeur et la satisfaction par de fréquens envois de troupeaux prélevés sur les razzias que nous faisions subir aux Arabes. Ces troupeaux formaient la principale masse du fonds commun, et nul n’y avait plus de droits qu’un autre, puisqu’ils n’étaient pas le résultat du travail.

Au retour d’une expédition prolongée, j’allai visiter mes trois petites colonies, en commençant par celle de Méred. C’était à la fin de septembre 1843. Ordinairement j’étais accueilli avec joie par les colons militaires, qui me considéraient comme leur bienfaiteur et m’appelaient leur père. Cette fois, c’était un dimanche, je les trouvai mornes et presque impolis. Ils étaient appuyés contre leur porte, et ne se dérangèrent pas pour venir m’entourer, selon leur coutume. Je compris qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire. Je fis appeler l’officier, et, celui-ci étant absent, je m’adressai au sergent-major pour connaître les causes du découragement dont je venais de remarquer les symptômes. « Mes hommes ont bien raison d’être tristes, me répondit le sergent-major, ils perdent la plus grande partie de leur récolte : ils l’attribuent au travail en commun ; ils ne veulent plus de ce régime, ils vont vous demander de les désassocier. — Mais comment perdent-ils leur récolte ? Ils ont moissonné dans les premiers jours de juin, et nous sommes à la fin de septembre ; elle devrait être au grenier depuis long-temps. — Vous avez raison, mon gouverneur, cela devrait être ainsi ; mais on ne travaille pas, et nous n’avons pas encore dépiqué le tiers de l’orge ni du froment. Comptant sur la prolongation habituelle du beau temps, nous n’avons pas eu la précaution d’enlever les gerbes des meules perpendiculairement, nous avons pris ce qui formait toit sur toute la surface du carré long : les deux orages qui sont survenus ces jours-ci ont imbibé nos meules, et tous nos grains ont germé. »

Je me transportai aux meules, et je les vis herbacées sur toutes les faces. Je fis aussitôt rassembler les colons ; ils formèrent le cercle au-