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et, malgré l’influence très grande encore de celui-ci, malgré le concours que prêta partout au clergé l’aristocratie du sol, le ministère libéral obtint un vote de confiance par dix voix de majorité.

Toutefois l’église, on le sait, ne désarme pas. Après ce vote, une intrigue, dont il n’y a que de très rares exemples dans les pays constitutionnels, fut ourdie pour faire rejeter au sénat ce qui avait été adopté par l’autre chambre. Le sénat se laissa prendre à ce jeu passionné. L’élément modérateur du parlement fut transformé, pour la première fois, en machine de guerre. La partie intrigante de la haute assemblée n’eut pourtant pas le courage de prendre la responsabilité d’un refus de budget. On recourut à un détour. Une adresse fut proposée pour faire connaître à la couronne les anxiétés du sénat sur la situation du pays. Cette adresse fut votée à 4 voix de majorité. Le ministère se retira, mais non sans causer par sa retraite une profonde émotion dans le pays, et sans que presque tous les conseils de nos villes eussent élevé leurs voix en sa faveur.

Cette retraite toute constitutionnelle, et à laquelle le ministère libéral n’eût pas été réduit s’il avait seulement rencontré alors quelque sympathie auprès du trône, cette retraite eut une heureuse influence néanmoins sur nos destinées. Rien n’agit plus irrésistiblement sur le peuple que la fidélité aux principes attestée et couronnée par des sacrifices personnels. MM. Lebeau et Rogier étaient deux hommes sortis de la presse. Avant 1830, ils avaient brillé dans l’opposition ; plus tard, portés par leur talent au pouvoir, ils avaient rencontré de nombreux adversaires parmi ceux qui avaient été leurs auxiliaires et qui n’avaient pu partager leur fortune politique ; mais leur renom de probité était resté intact. Pendant dix ans, ministres ou gouverneurs, ils avaient vécu des modestes émolumens que le budget alloue aux hautes fonctions de l’état, 21,000 francs aux ministres, 15,000 francs aux gouverneurs, et, en quittant le pouvoir, il ne restait aux chefs du cabinet libéral ni épargne ni patrimoine.

En rentrant ainsi au nom des principes et volontairement dans la vie privée, en y rentrant surtout pauvres et presque soucieux du lendemain, MM. Lebeau et Rogier démontraient au pays que leurs convictions valaient pour eux leur pesant d’or, et qu’ils sauraient au besoin s’immoler encore pour l’honneur de leur opinion. Cette noble attitude, ainsi que leurs talens parlementaires, les désigna naturellement comme les chefs de la nouvelle opposition qui devait plus tard renverser le parti théocratique. Cette lutte fut une œuvre rude et laborieuse, car le parti catholique, triomphant par une intrigue, tenait beaucoup à continuer le malentendu qui lui avait donné la majorité au sénat, et à aucun prix il n’eût voulu se démasquer. Il lui convenait de se tenir sur l’arrière-plan, pour de là surveiller et conduire sa machine de guerre ; mais, l’art de la stratégie lui manquant, il dut aviser, et finit par se livrer à l’habileté des jésuites.

À peine le ministère libéral avait-il donné sa démission, qu’on chercha à diviser ses membres pour obtenir de plusieurs d’entre eux qu’ils fissent partie d’une combinaison nouvelle. Tous refusèrent. Alors les filets furent jetés dU côté des ambitieux quand même, et M. Nothomb fut chargé de faire un cabinet. M. Nothomb ne démentit point, dès la première heure de son entrée au pouvoir, ce qu’on savait de son excessif orgueil. Son ministère fut composé