Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/369

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa médiocrité aigrie ; le simple instrument d’émeutes prêt à s’enivrer de toute phrase et à marcher au feu sous toute bannière ; l’ami du trouble et du bruit, de la fumée et du danger, celui dont la guerre eût pu faire un héroïque serviteur de la patrie et qui trouverait volontiers la mort, pourvu qu’elle vînt dans le brouhaha. À côté de ces âmes frivoles et de ces comparses, les vrais insurgés, hélas ! enthousiastes et fanatiques, hommes de labeur, espérant la puissance et la richesse que vous leur promettez ; les sincères, les malheureux ; l’ouvrier ayant faim et qui vient de quitter ses enfans sans pain ; l’homme des ateliers nationaux, chômant et sans argent ; le sincère utopiste ulcéré des maux de ce monde et les attribuant non à l’humanité dans son essence, mais aux riches. Voilà les côtés superficiels et le fond intime de la guerre sociale. Vos philosophes n’ont-ils pas proclamé la légitimité du succès, c’est-à-dire la sainteté de la force ? Les insurgés se sont arrangés pour triompher. Ne leur avez-vous pas dit que l’humanité devait s’asseoir au même banquet ? Ils font de leur mieux pour dresser la nappe. Allez, ne répétez plus à l’homme qu’il est bon et divin, que perfection et bonheur sont à lui de plein droit, afin qu’il ne s’avise plus de vous démentir. Au lieu de radoter le pédantisme de vos théories, venez donc observer ce peuple qui vit, souffre et meurt autour de vous. La théorie trompe toujours ; la pratique ne peut tromper. Tout est incomplet dans ce monde, voilà ce que dit la pratique ; tout est divin dans la nature et l’homme, voilà ce que disent la théorie et Spinosa. Le diamètre même de la terre n’est pas exact, aucune mesure n’est juste, et cette imperfection de toutes choses constitue notre force, car elle nous oblige à lutter. En 1777, le célèbre Borda essaya de rectifier les erreurs des instrumens nautiques et celles des observations ; il se trouva en définitive que son invention aggravait les erreurs, le cercle n’étant point divisible en dix sections absolument égales.

— Et il suit de là que nous devons croupir dans l’ignorance, nous résigner lâchement, — accepter l’imparfait et l’incomplet, — plier enfin, comme des brutes, sous la misère de notre destinée ?

— Je conclus exactement le contraire. Ce qui nous manque en 1848, c’est l’idée de la perfection suprême et le sentiment de notre imperfection ; — l’idéal et le réel nous font défaut ; — nous ne sommes ni modestes ni actifs : aussi voyez ce que nous devenons. Si l’homme n’est pas dieu, et qu’il ait le désir de la perfection, c’est-à-dire de l’idéal, il ne peut trop s’efforcer de l’atteindre ; il doit donc sans relâche étudier, observer, travailler, réparer, s’enquérir. N’est-il pas extraordinaire que, depuis 1815, aucune enquête générale n’ait été instituée sur la situation de la France, sur les véritables effets des élections, sur l’état matériel des fortunes, sur les mouvemens du commerce, sur les procédés de l’agriculture, sur l’éducation, sur l’état des âmes et des esprits, que l’on oublie obstinément ? La guerre sociale des derniers jours n’eût