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l’énergie d’une race vraiment privilégiée. Doriens, Ioniens, Éoliens, lancent de tous côtés leurs agiles vaisseaux et couvrent de florissantes colonies les rivages de la Méditerranée. On se demande comment une population médiocre a pu produire tant d’essaims, par quels moyens ces hardis navigateurs ont semé des villes puissantes sur des rivages déserts, ou, ce qui nous semble encore plus difficile, à nous autres conquérans de l’Algérie, au milieu de peuples féroces et belliqueux ? Quand on se rappelle les travaux de Cortez pour s’établir au Mexique en face d’une civilisation si inférieure à la sienne, la colonisation grecque paraît encore plus admirable. Cortez avait quelques canons, des arquebuses et des chevaux ; les navigateurs grecs n’apportaient avec eux que des armes de bronze, car je ne pense pas qu’un seul de ces héros possédât un glaive qui valût le briquet de nos grenadiers. Les Thraces, les Gaulois, les peuples de l’Asie mineure, les Ibères, les Italiotes, ne le cédaient pas en bravoure à ces aventuriers qui venaient bâtir des villes sur leurs terres. Comment donc les laissaient-ils si facilement se fortifier au milieu d’eux, accaparer les champs les plus fertiles, choisir les meilleurs ports ? Le succès des colonies grecques ne peut être attribué uniquement au courage, à l’esprit de conduite, à la discipline caractéristiques chez les premiers immigrans. Les Grecs portaient partout avec eux une civilisation bienfaisante. Leur patriotisme ardent n’était pas exclusif comme celui des Romains. Leur religion ne blessait pas les susceptibilités des barbares ; ils avaient un Olympe assez vaste pour y loger tous les dieux qu’ils découvraient dans leurs voyages, ou plutôt, dans tous les dieux étrangers, ils reconnaissaient les divinités de leur pays, et croyaient qu’elles leur montraient le chemin de nouvelles conquêtes. Il y a dans l’esprit grec quelque chose d’expansif qui agit sur tout ce qu’il approche. C’est la séduction d’une nature supérieure à laquelle on ne peut échapper. Conquérant, le Grec a quelque chose de l’apôtre ; vaincu, il convertit encore son heureux adversaire, et bientôt en fait un disciple et un admirateur. La nature élevée du génie hellénique est surtout remarquable lorsque l’on compare les colonies grecques avec celles des Phéniciens, leurs aînés dans la science de la navigation et du commerce. Chez les uns et les autres, même audace, même ardeur, même activité ; mais la soif du gain est le seul mobile des travaux qu’entreprend le Phénicien. Le Grec n’est point indifférent au profit, mais l’amour de la renommée l’emporte chez lui sur l’appât de l’or. Partout où le Phénicien s’établit, il s’isole : le Grec appelle tous les étrangers à jouir du fruit de ses travaux. Une tradition, dont je ne veux point discuter l’authenticité, rapporte que les marins carthaginois qui s’aventuraient au-delà des colonnes d’Hercule avaient un secret pour se guider dans les parages brumeux où ils allaient chercher l’étain, si estimé autrefois. Ce secret, c’était,