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les coins de la bouche ! Rien de plus vivant que cette tête, qui sort de la toile et semble nous interroger ; rien de plus naturel aussi que cette pose pleine d’aisance et d’un sans-façon élégant. M. Ingres excelle à donner à ses modèles l’attitude qui convient à leur nature. Le choix d’une pose est d’ordinaire, chez lui, le fruit d’observations assidues, faites le plus souvent à la dérobée, et ce n’est pas une des moindres causes de la grande ressemblance qu’il sait donner à ses portraits. Pourquoi juge-t-on le plus souvent, sans connaître les originaux, que ces portraits doivent être ressemblans ? C’est qu’on y trouve un tel réalisme, une telle vérité de détails techniques, qu’on sait bien que rien n’est là sans motif, rien n’a été livré au hasard, que c’est la vie, la vie prise sur le fait. Si donc nous rencontrons dans le portrait de Mme  de Rothschild une attache un peu épaisse du poignet gauche, c’est qu’apparemment M. Ingres ne se sera pas cru permis de supprimer tout-à-fait une défectuosité qu’il avait sous les yeux. Faut-il attribuer au même scrupule l’altération de la peau, semblable à celle que produit un rhume de cerveau, qu’on remarque autour des lèvres ? Si nous avons bonne mémoire, le même défaut avait été signalé dans le portrait de Mme  d’Haussonville. Jusqu’à ce qu’il soit constaté que cet effet est le produit d’une ressemblance fortuite entre deux modèles simultanément enchiffrenés, nous mettrons ce rhume sur le compte de M. Ingres.

Les bras et les épaules sont d’un beau dessin et modelés presque sans aucune ombre ; l’œil tourne autour. C’est la même fraîcheur de coloris que dans l’Anadyomène et la même transparence. Les épaules éblouissantes s’enlèvent richement sur le velours foncé des coussins. Et les étoffes ! À coup sûr, elles sont de fabrique vénitienne, et n’eussent point déshonoré les épaules d’un doge. Une robe de femme telle qu’on les fait aujourd’hui ne se prête pas facilement aux grands partis pris de draperies ; en s’astreignant à la reproduire exactement, il n’est pas rare qu’on tombe dans la sécheresse et la minutie. M. Ingres a triomphé de cette difficulté ; il a chiffonné des nœuds de satin et de gaze d’une façon toute magistrale. La robe de soie à volans, garnie de gaze, dans laquelle il ne pouvait trouver de larges masses, est touchée avec une franchise et une ampleur qui ne laissent pas regretter les plis majestueux de la stola. C’est tout une histoire que celle de cette robe : elle était bleue dans l’origine, ayant été choisie au goût du modèle ; mais, le tableau terminé, l’artiste, mécontent de son effet, sans mot dire et sans prendre conseil de personne, se décide subitement à la changer. Revenant sur sa peinture avec des empâtemens de laque, il lui fait, en deux jours, subir une transformation complète. Grand désespoir à cette nouvelle et instances réitérées auprès de l’artiste, qui est presque sommé de rétablir la couleur de prédilection. « Madame, répond-il flegmatiquement, c’est pour moi que je peins et non pour vous. Plutôt que d’y rien changer, je garderai le portrait, » et il eût fait comme il disait. M. Ingres, du reste, avait raison. Le rouge clair qu’il a adopté a chauffé le ton général du tableau, et s’allie bien mieux au velours grenat et au vert sombre de la tenture damassée qui fait le fond, fond qui, par parenthèse, a trop de hauteur. Les traces de l’opération n’ont pu être complètement effacées. Le dessous azuré n’a point tout-à-fait disparu aux endroits qui étaient recouverts par la gaze et les dentelles du corsage. Il en résulte pour celles-ci une teinte bleuâtre, et, dans certains passages de l’étoffe, des reflets violets qui