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France est-elle en mesure de faire face aux événemens ? On assure qu’il y aura bientôt une escadre française dans l’Adriatique, et, ce qui semblerait confirmer ce bruit, c’est la mission particulière de M. Lucien Murat, chargé par le pouvoir exécutif de visiter les Légations.

Le pouvoir exécutif aurait d’ailleurs, pour l’instant, des soucis plus graves encore au sujet de la politique extérieure, si nous nous en rapportons à des informations que nous regardons comme fondées. Il est question de récentes dépêches du général Aupick qui jetteraient un jour très inquiétant sur les desseins plus ou moins soupçonnés, mais non pas encore avoués, des grandes puissances. Constantinople est le meilleur théâtre qu’il y ait en Europe pour un observateur judicieux ; c’est là que passent les fils de toutes les affaires générales. Notre nouveau ministre se montrerait fort troublé des résolutions qu’il croit voir arrêtées dans les conseils diplomatiques. On serait, à ce qu’il paraît, à la veille de rétablir contre nous la situation de 1840, et le concert européen serait beaucoup plus avancé qu’on ne pouvait même le supposer. L’Angleterre marcherait tout-à-fait d’accord avec la Russie, ce qui est en vérité bien probable, à juger de ses intentions par la réserve affectée de sir Stratford Canning dans toutes les questions où les Russes ont un intérêt. La Turquie paierait les frais de cette bonne entente, et nous ne serions pas étonnés qu’on eût parlé d’avoir un port franc à Constantinople. Voilà, sauf de meilleurs ou de plus amples renseignemens, le fond même des choses dont l’occupation des provinces danubiennes n’est qu’un symptôme. Et, certes, il y a là de quoi justifier toutes les appréhensions : l’important est que ces appréhensions n’empêchent pas de s’éclairer pour n’agir au besoin qu’en connaissance de cause.

Il est deux manières de considérer la Russie, dont chacune est également fausse quand elle est adoptée sans correctif. On fait de l’empire russe, ou bien un épouvantail qui n’a qu’à se lever pour tout subjuguer, ou bien un colosse impuissant qui ne saurait risquer un pas sans se briser. Il faut des appréciations plus exactes et plus détaillées pour estimer de sang-froid la véritable mesure de l’action russe en Europe. Ainsi les troupes impériales ne sont plus ce qu’elles étaient en 1831, quand elles restèrent si long-temps en échec devant l’insurrection polonaise. Depuis 1833, la Russie n’a pas cessé de travailler à son organisation militaire, et l’armée qu’on appelle armée d’opération en Europe est tenue sur un pied de plus en plus imposant. Elle forme six corps, qui comprennent environ 360,000 hommes et 720 bouches à feu. Sur ce chiffre, 120,000 au moins sont toujours disponibles, sans compter la garde, qui donne à elle seule 60,000 hommes parfaitement exercés, et dont l’artillerie porte à 1,000 le nombre de pièces qu’on pourrait tout de suite mettre en campagne. Le service militaire, qui était autrefois de vingt-quatre ans et qui en réalité liait le soldat pour la vie, est réduit à dix ans, avec cinq ans de présence dans la réserve ; le soldat est mieux traité, mieux nourri, mieux logé. Il a ses anciennes qualités, l’obéissance muette, la résignation immobile, avec laquelle il attendait la mort en ligne ; il a de plus maintenant les qualités nouvelles que lui donne une discipline plus intelligente. Les Allemands, et surtout les Prussiens, ne veulent pas tenir compte de ces réformes pourtant très sérieuses ; ils ont dans leur supériorité militaire une confiance qui leur ferme les yeux, et, pendant que leurs journaux suivent avec une anxiété mal dissimulée les marches et les contre-marches des corps russes sur la