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vrit le chemin, au lieu de le barrer. Comment savoir, après tout, la limite où s’arrêteront, dans ce tumulte infini, tant de passions surexcitées, les ambitions de grandeur politique, les fantaisies des vanités nationales, les rancunes de tous contre tous ? En face du spectacle de désordre et de confusion que nous avons partout sous les yeux, qui donc oserait dire que la démocratie sera bientôt assez sage pour opposer une force régulière à ce débordement ? qui donc ne craindrait pas que les vieux pouvoirs ne s’accordent, même au détriment de leur avenir, avec le seul pouvoir resté debout et solide ?

La Russie n’a pas eu besoin jusqu’à présent d’entrer en campagne contre l’Occident pour augmenter son influence. Depuis la révolution de février, elle a raffermi tous les liens qu’elle gardait au dehors ; elle a resserré pour ainsi dire le filet dont elle enlace ses plus proches voisins, et, ses positions ainsi prises, elle attend partout, elle saisit aujourd’hui en Valachie l’occasion d’étendre ou d’appesantir son protectorat. Le protectorat est la façon de conquérir qui semble le mieux appropriée aux gouvernemens et aux peuples modernes. Il a beaucoup des bénéfices de l’incorporation territoriale, il n’en a pas les difficultés et les charges. Le protectorat peut s’installer sans coup férir, parce que la diplomatie l’a toujours préparé de longue date avant l’heure où il est officiellement reconnu. C’est là vraiment l’agression la plus redoutable qui puisse nous venir de Pétersbourg, une agression indirecte et lente, mais patiente et sûre, car elle est l’œuvre d’une école diplomatique où il y a des traditions. Cette attaque continue s’est produite, dans tous ces derniers mois, avec une persévérance et une habileté que nous n’avons point assez remarquées au milieu de nos malheurs domestiques.

On se rappelle ce vaste plan de campagne imaginé par Napoléon, quand il renonça définitivement à l’expédition de Boulogne, cette ligne d’opérations militaires qui devaient toutes aboutir comme en un centre au champ clos d’Austerlitz, une longue ligne qui allait du Hanovre jusqu’à Naples, et semblait une barrière en mouvement contre l’Europe menaçante. On dirait que la Russie entreprend de retourner aujourd’hui contre nous le même plan d’attaque. Il y a, si l’on ose ainsi parler, toute une ligne de négociations et d’intrigues russes qui va de la Grèce à la Suède, en passant avec une suite merveilleuse par la Turquie et les principautés danubiennes, par les provinces slaves de l’Autriche et de la Prusse, pour aboutir aux cours de Copenhague et de Stockholm. Un mot seulement sur chacun de ces points, où veillent si soigneusement les agens de Pétersbourg.

En Grèce d’abord, la Russie a pris tout de suite le rôle que la France perdait. La brutalité maladroite de sir E. Lyons, son intraitable hostilité, forçaient toujours le gouvernement et le roi Othon à chercher un appui. M. de Lamartine n’ayant aucun goût pour la Grèce, et celle-ci se sentant bien et dûment abandonnée après la révolution de février, il a fallu recourir à l’influence russe. Antérieurement déjà, le roi Othon avait écrit de sa main à l’empereur pour lui demander sa médiation. Il n’avait rien obtenu qu’une réponse assez froide où le czar lui rappelait la protection qu’il devait aux intérêts sacrés de l’orthodoxie. L’intérêt religieux est en effet le grand mobile de l’action russe en Grèce, et c’est toujours celui-là qu’on met en avant pour la justifier ou la propager ; c’est celui-là qui rattache au czar tout ce qu’il y a de force réelle dans le parti napiste, non pas les meneurs de la capitale, mais les honnêtes gens des provinces. Nous ne savons pas si cet intérêt aura reçu depuis peu quelque satisfaction particulière ;