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se berçant de chimères, cette suspension enfin au bord de l’abîme, en disent plus que tous les contrastes.

Le caractère distinctif de M. Sealsfield, nous pouvons l’affirmer désormais, c’est la force et la sûreté de l’imagination. Il semble appelé surtout au roman historique. Je ne parle pas de ce roman qui n’est que la mise en scène des vieux récits, de ce roman où il est si difficile d’exceller et si facile de tromper les lecteurs vulgaires. Cette arène à la fois très périlleuse et très accessible, et qui, pour un Walter Scott, nous adonné tant de compilateurs médiocres, n’est pas celle où M. Sealsfield profiterait le mieux de tous ses avantages. Une de ses plus rares qualités en effet, c’est la promptitude avec laquelle il reçoit la vive impression de la réalité et sait élever jusqu’à la poésie le mouvement confus des choses présentes. Cette faculté supérieure est celle qui fait les vrais artistes. C’est donc le roman historique contemporain qui offrira à M. Sealsfield les occasions les plus glorieuses. Sa pensée n’a pas besoin des chroniques poudreuses ; le spectacle de la vie est plein, pour lui, d’enseignemens et d’inspirations.

Une seule fois, M. Sealsfield a abandonné ce terrain solide et s’est aventuré dans de mystiques régions où son esprit est un peu dépaysé. Je ne veux pas nier l’éclat de cette fantaisie étrange ; je suis surpris seulement de la rencontrer dans les œuvres de M. Sealsfield. Après Tokéah et le Vice-Roi, entre ces beaux romans et les récits, plus beaux encore, qui vont suivre, Morton ou le Voyage en Europe est une tentative singulière ; rien de plus inattendu qu’un tel épisode dans le développement de la pensée du poète.

C’est une froide matinée de janvier. Au fond d’une des plus charmantes vallées de la Pensylvanie, un jeune homme, distrait, inattentif au spectacle qui l’entoure, laisse galoper son cheval le long des eaux bouillonnantes du Susquehannah. Où va-t-il ? que cherche-t-il ? Pourquoi pousse-t-il ainsi le noble animal entre les rochers à pic qui bordent l’abîme ? Il cherche une place où se noyer. Il était capitaine de vaisseau, et le navire qui portait sa fortune vient de s’engloutir la veille ; ruiné et découragé, Morton veut mourir. Tandis qu’il regarde une dernière fois ces flots sombres où l’entraîne le désespoir, un vieillard s’approche de lui, et peu à peu le détourne de son fatal projet. Morton rejette d’abord avec injures l’intervention amicale de l’étranger ; mais il y a tant de calme et de noblesse dans sa physionomie, il y a dans ses paroles une autorité si haute, que le jeune capitaine de vaisseau est subjugué. Ce vieillard est un Allemand, un ancien officier de cavalerie, qui a fait les guerres de l’indépendance ; c’est un des débris de cette génération héroïque et simple qui suivait le drapeau de Washington. Son nom est Isling, colonel dans l’armée des États-Unis. C’est lui-même qui se fait ainsi connaître au jeune homme avec une gravité antique, et il