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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/483

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pacifiques de la civilisation ; telle est l’idée qui semble inspirer l’auteur dans les premiers chapitres de son roman. cette idée est belle, et convient parfaitement au sévère patriotisme de M. Sealsfield ; mais bientôt d’une étude morale et sérieuse nous allons passer subitement à la plus étrange poésie et aux plus fantastiques inventions. Le colonel Isling adresse Morton à un de ses amis de Philadelphie, à un négociant français, nommé Stéphy. Négociant, spéculateur, banquier, Stéphy a ramassé une fortune immense, et de plus, bien qu’il vive enfoui dans l’ombre de ses bureaux, c’est un homme d’un génie grandiose et d’une influence sans limites. Il n’aime pas la richesse pour elle-même, il ne la poursuit pas pour en jouir vulgairement : l’or est l’instrument de sa mystérieuse politique et de ses grands desseins révolutionnaires. Ce vieil homme sale et rechigné, qui use depuis cinquante ans le cuir de son bureau, ce n’est pas seulement le roi des millions, c’est le chef taciturne d’une conspiration formidable contre toutes les aristocraties européennes. L’initiative révolutionnaire de la France n’est plus à Paris, elle est à Philadelphie, dans les bureaux du banquier français. Stéphy accueille avec empressement le jeune Morton, et lui donne l’ambassade de Londres, car le gouvernement de Stéphy a ses ambassadeurs, ses ministres, ses préfets, dans tous les pays de l’Europe. Tout cela est si étrange, qu’il faut laisser la parole à l’auteur : c’est le moment où le vieux banquier accompagne Morton jusqu’au paquebot qui va le porter en Europe. L’heure du départ a sonné ; la cloche s’agite avec impatience ; mais le banquier, impassible et sans presser le pas, continue d’exposer ses plans à Morton.


« Oui, mon cher Morton, à Londres vous commencerez à me connaître. Londres a une physionomie qui lui est propre, et dans une certaine mesure mon esprit est là. Vrais et hardis marchands, tous ces Anglais ! — Votre esprit est à Londres ? reprend Morton ; je le croyais surtout à Philadelphie… Mais le paquebot, mon cher monsieur Stéphy ! nous serons en retard. — Vous vous trompez, Morton ; l’esprit d’un grand négociant doit embrasser le monde. C’est une puissance souveraine qu’un grand négociant, une puissance indépendante de l’état, et qui n’a de rapports avec l’état que pour en profiter, comme autrefois l’église. Jadis que le grand négociant est une puissance souveraine, aussi souveraine, — remarquez bien cela, mon cher Morton, — aussi souveraine que le monarque d’un royaume. Est-ce que c’est la terre qui fait la force ? Ce sont les hommes, comprenez bien, et le riche négociant a ses sujets, ses employés, ses alliances, oui, sa sainte-alliance même, tout aussi bien que les grandes puissances de l’Europe. Ah ! ah ! quand vous serez à Londres, chez mon vieux Lomond, vous allez subir, sans vous en douter, votre examen rigorosum. — Nous voici arrivés, dit-il, en montrant le paquebot d’où l’on venait précisément de retirer le pont de communication avec la terre. On entendit retentir les ordres du capitaine, et le bateau se mit en mouvement. Le vieillard semblait avoir oublié et le paquebot et le voyage de Morton. Les mains du jeune homme fortement pressées dans les