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en scène. Il y a, par exemple, dans ce discours de Lomond, d’admirables pensées, un vif sentiment de l’émancipation de l’homme, un sérieux dévouement aux idées de 89, et à côté de cela je ne sais quel abominable égoïsme, je ne sais quelles frénésies diaboliques.


« Votre pays, jeune homme, — c’est Lomond qui s’adresse à Morton, — votre pays est le port où toutes nos richesses sont en sûreté. Sur votre sol, le plus puissant despote est plus faible que le moindre des marchands. C’est le banc de sable où vient échouer l’arbitraire, le roc où les tyrans se briseront la tête ; c’est aussi le foyer où se concentrent tous les rayons qui illuminent les sociétés nouvelles, et l’asile d’où sortira la liberté du monde, non pas cette liberté des jacobins invoquée par des sots ou des bandits, mais l’indépendance de la personne et la sûreté de la propriété, sans lesquelles il n’y a point de liberté véritable... Nous sommes dix, reprit le banquier avec un accent d’orgueil, et, bien que disséminés sur la face de la terre, chaque jour, chaque heure même, nous sommes ensemble. A Londres, nous sommes cinq. Nous nous réunissons toutes les semaines, nous comparons nos notes, et nous établissons d’une manière précise la situation des choses dans tout l’univers. Les mystères financiers, non de ce royaume seulement, mais des autres états, nous sont dévoilés à nu. Aucun empire, aucune famille n’échappe à notre scalpel. Le crédit public et le crédit de chaque maison, la prospérité de la Grande-Bretagne et de tous les royaumes du monde civilisé, c’est-à-dire du monde qui a des dettes, tout cela dépend d’un signe de nous. Qu’est-ce que cette misérable police secrète du continent tout entier auprès de la nôtre, que nous payons comme les maîtres du monde ? car, tôt ou tard, nous serons les maîtres du monde, tôt ou tard nous prendrons sur tous les points la place de ces aristocrates ; oui, nous serons les plus près du trône, monsieur Morton, et les trônes n’en seront pas moins solides. Il faudra bien que tous les peuples passent par cette révolution ; la France qui danse en frémissant sous ses fers, la flegmatique Allemagne plongée dans son vague somnambulisme, et la bigote Espagne, et cette malheureuse Italie qui semble ronger comme un os ses trois siècles de gloire, tous, il faudra bien qu’ils se soumettent, car nos mineurs sont actifs. Il n’y a pas un jour, pas une heure où nos courriers ne partent. Chaque sac de café, chaque boite de thé, chaque ballot de marchandise donne à notre empire un plus solide fondement. Il y a des sots qui pensent que nous aimons l’or pour Tor ; nous aimons l’or, mais combien plus la puissance ! D’autres s’imaginent que nous travaillons pour le peuple... — Et le vieillard fit entendre son hideux ricanement. — Nous ! les capitalistes, l’aristocratie de l’argent, nous battre pour cette sale canaille en guenilles ! Nous nous battons contre l’aristocratie de naissance, mais nous ne nous battons que pour nous. Cela n’empêche pas le genre humain d’en tirer son profit, jeune homme ! car, d’échapper à cette manus mortua de l’aristocratie, de quitter cette mer morte où tous les courans allaient se perdre et tous les êtres s’empoisonner, c’est pour le monde un progrès qu’il aurait tort de ne pas estimer à sa valeur. Il n’y a pas de saut violent dans la nature, tout y marche lentement. »


On voit déjà quel mélange incohérent d’aspirations libérales et de misérable égoïsme. Le banquier révolutionnaire devient bien plus