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familiarisant avec l’Angleterre qu’il avait sous les yeux, avec l’Allemagne qu’il étudiait, et puisant dans ce commerce un instinct hardi d’investigation, une disposition à se préoccuper de toutes les littératures, des élémens essentiels qui les composent et de toutes les phases de leur histoire. Là se sont formés ses penchans, ses opinions, son jugement, les affinités de son talent, ses habitudes de penser. Comme critique, il s’est assimilé bien des qualités anglaises, — une humeur libre et discursive, ce goût complexe d’analyse et de poésie auquel on pourrait reconnaître un essayist de Londres et d’Edimbourg, cette aptitude à fouiller un sujet, à féconder une donnée, à extraire d’un livre tout ce qu’il y a de saveur, qui est l’art nouveau et parfait du reviewer. Telle est même la force de cette influence première, qu’elle se fait sentir dans le style de M. Chasles ; les tours anglais, les locutions anglaises y abondent. Il serait vraiment difficile d’apercevoir la trace d’une filiation française dans l’auteur du Dix-huitième siècle en Angleterre, si on n’avait à recueillir les paroles d’un maître sur un écrivain d’un autre temps. «.... Dans ses écrits, dit M. Villemain en parlant d’un critique du siècle dernier, il ressemble toujours à un homme de talent et d’humeur qui improvise. Il y a beaucoup à rabattre de ce qu’il dit, beaucoup à retrancher ; mais il y a le fond et la forme, la sagacité, la vivacité et le hasard heureux de l’expression. Comme critique, il a quelque chose de la liberté de l’école allemande, quelque chose aussi de ses affectations….. Ce qu’il est dans ses jugemens, c’est un homme passionné et original qui ne juge ni par règles, ni par méthode, mais sous les impressions qu’il reçoit, ou par des vues de l’esprit qui lui sont propres. Mais ce qu’il est naturellement, il affecte encore plus de l’être. Il prétend toujours que sa critique soit neuve ; de là bien des recherches….. » Est-ce de Diderot que M. Villemain parle ainsi ? Ces traits et bien d’autres encore ne revivent-ils pas dans M. Chasles ? Comme Diderot, notre contemporain ne porte-t-il pas aussi dans la critique « une invention aussi rare que piquante ?» N’a-t-il pas comme lui, au milieu de bien des inégalités et des négligences, de ces soudaines bonnes fortunes de verve qui font parfois tomber, au courant de la plume, « de petits chefs-d’œuvre » où l’homme tout entier perce en même temps que l’écrivain, des morceaux tels que cette étude charmante et animée sur un des plus aimables humoristes, sur Charles Lamb ? S’il est, du reste, des analogies entre ces deux esprits, il y aurait peut-être encore plus de différences à signaler. J’ai dit que l’auteur des Études n’avait point eu de rôle actif dans la révolution littéraire moderne, qu’il en sentait peu le côté actuel, qu’il en saisissait imparfaitement la marche et les nuances, et nul plus que lui pourtant n’était marqué par un goût passionné d’indépendance intellectuelle et par son éducation pour être un novateur. Seulement il l’a été à sa manière : il a innové