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romane, et auquel il n’a manqué qu’une certaine hardiesse de généralisation et quelques qualités plus vives d’exécution pour être un critique supérieur de la lignée des Schlegel. On n’a point encore oublié le légitime succès des Cours de M. Villemain, où un tact délicat et sûr sait si bien concilier la tradition et la nouveauté, où l’éloquence vous fait assister à la formation et aux luttes du génie des divers peuples, où un esprit, qu’on voit s’instruire lui-même et s’élever par degrés, vous communique les lumières soudaines qui jaillissent de la comparaison des littératures. C’est la tradition du XVIIe siècle appropriée à notre temps, agrandie et rajeunie dans le plus pur langage. Entre ces deux manières, M. Chastes, avec son goût des curiosités littéraires et un art brillant de reproduction, s’est frayé une voie originale encore. Dans ses études sur les littératures étrangères, un instinct merveilleux le conduit aux points inaperçus, lui fait découvrir entre les idées, entre les œuvres, entre les époques, entre les hommes, des rapports inattendus ; il les pressent, il les devine, il les imaginerait presque, s’ils n’existaient pas. S’il concentre son observation sur un écrivain étranger, il le fait revivre par l’érudition, par la fantaisie, par une sorte d’invention qui est le caractère de sa critique. Cette libre et saisissante observation, il l’a appliquée aux littératures du Nord et du Midi, et nul n’a su y rencontrer de plus heureux épisodes. Nul n’a plus hardiment saisi et plus ingénieusement dépeint ces analogies aussi imprévues que frappantes qui se manifestent, pour tout regard intelligent, entre le XVIe siècle italien et le XVIIIe siècle français, — ces deux époques où la décadence d’une société se cache sous l’abus de l’esprit, la licence de l’imagination et la volupté amollie des sens. Le premier, il a ramené au jour cette figure étrange et oubliée de l’humoriste Carlo Gozzi, l’auteur des Amours des trois oranges, dont les œuvres sont un des foyers de l’ironie italienne. Les Études sur le drame espagnol sont une tentative neuve et brillante pour scruter les profondeurs de l’inspiration catholique ; mais le pays que M. Chastes était le plus directement préparé à sentir et à comprendre, c’est l’Angleterre. Le Dix-huitième siècle en Angleterre est empreint de cette longue et intime familiarité dans laquelle l’auteur a vécu avec ce grand peuple. Les mystères, les contradictions, la puissance de la civilisation anglaise, sont plus d’une fois éclairés dans ces pages ; la littérature y a sa place comme l’histoire, et, entre tous les fragmens dignes d’intérêt, je veux citer la biographie dramatique et touchante de Daniel de Foë, le pauvre homme de génie, qui a passé sa vie dans la misère, la ruine, l’abandon, la persécution, conservant la sérénité de son esprit et la rectitude de son bon sens, fabriquant des pamphlets pour son roi Guillaume, donnant le premier exemple d’un genre littéraire que le succès a couronné après lui, — la revue, — en créant dans l’obscurité un livre aussi populaire que