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que mes dix louis passeront ainsi dans beaucoup de mains avant de rencontrer un faquin qui s’avise de les arrêter au passage. » Il restera l’homme qui a été l’apôtre du travail, et, plus que l’apôtre, l’exemple vivant de ce que peut une obstination laborieuse, une persévérance résolue et honnête. M. Chasles ne veut voir ni grandeur, ni héroïsme, lu inspiration supérieure du dévouement dans ces hommes qui ont été à la tête d’une entreprise telle que l’indépendance américaine. Qu’avaient-ils cependant pour les soutenir, si ce n’est un dévouement inébranlable, sans faste, mais au-dessus de toutes les séductions, un sentiment énergique du droit et la volonté irrévocable de le faire triompher à travers tous les obstacles, à travers tous les périls, à travers les plus dures épreuves ? Ce n’est point là peut-être encore l’héroïsme plein de rayons et d’éclairs d’un César et d’un Napoléon ; mais n’y a-t-il au monde que cette espèce d’héroïsme ? N’y a-t-il point celui qui réside dans l’accomplissement du devoir, dans la défense invincible du droit et dans le respect de ce droit au milieu de toutes les tentations que peut offrir à l’ambition un ébranlement révolutionnaire ? C’est un malheur de notre pays et de notre siècle d’avoir aisément la superstition de la force, de croire aux dominateurs bruyans, aux génies abusifs, comme si la lumière morale, lorsqu’elle éclaire et purifie un caractère, ne restait point la plus belle auréole, n’était point encore ce qui l’élève le plus sûrement au-dessus de tout. C’est cette immortelle couleur d’héroïsme moral qui décore la vie d’un Washington, d’un Franklin, et qui, bien loin de pâlir à mesure qu’ils avancent en âge, ne fait que se raviver pour briller de son plus attendrissant éclat sur leur dernière heure, lorsque, pleins de jours, dépouillés de dignités et d’honneurs, couverts seulement de la gloire de leurs souvenirs, ils s’en vont simplement, paisiblement, rendre leur âme à Dieu, au milieu de ceux qu’ils aiment, dans ce foyer où ils sont rentrés sans regret, sans arrière-pensée, après avoir créé une nationalité nouvelle. Cette vieillesse de Franklin, dont la « beauté idéale » n’échappe pas à M. Chasles, ne me semble pas, comme à lui, un contraste avec son âge mûr ; elle en est le couronnement au contraire, la conclusion naturelle. Ah ! bien loin de faire rejaillir jusque sur cette image sérieuse et douce de Franklin quelques-unes de ces libres saillies d’une humeur ironique, plus que jamais replaçons sur son piédestal cet homme qui a aimé le peuple, mais d’un amour fin, intelligent et sévère, et non en flattant servilement ses passions, qui n’a cessé de prêcher la loi du travail et du devoir, dont le nom est un symbole de moralité pacificatrice dans nos rébellions, de vertu pratique dans nos relâchemens, de foi simple et droite dans nos jours où s’agitent tant d’instincts aveugles ou versatiles qu’on prend souvent pour des convictions. N’ôtons rien à cette renommée populaire, dont le spectacle apaise et rend meilleur, à ce type