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livrée. Ce travail est maintenant tout prêt, et rassemblée, en le renvoyant au ministère de la justice, ne préjugerait rien sur la culpabilité des représentans incriminés. Elle se mettrait seulement elle-même dans l’impossibilité de dire qu’elle n’est point assez éclairée, si par hasard la justice venait à son tour lui demander une autorisation de poursuites ; elle éviterait d’avance la surprise qui lui enleva une absolution précipitée dans cette fameuse séance où M. Crémieux perdit son portefeuille pour avoir été tour à tour ou trop sévère ou trop clément.

Comment, d’un autre côté, renvoyer les pièces au ministre de la justice sans avoir écouté les intéressés, qui réclament hardiment contre le huis-clos judiciaire ? Et comment lire pacifiquement ces pièces, si elles sont le plus souvent, comme on l’assure, originales et chirographaires, si elles dénoncent la très médiocre estime que professaient l’un pour l’autre les premiers gouvernans de la république, si elles entr’ouvrent aussi avant qu’on le dit leur ménage, voire leur alcôve. Le rapport toutefois n’en a pas appris beaucoup plus qu’on n’en savait ; nous avions nous-mêmes parlé, dans le temps, des harangues inédites du Luxembourg, et la platonique Égérie qui écrivait les bulletins du ministère de l’intérieur n’a jamais été de sa vie un mythe pour personne. Nous sommes donc tentés de croire M. Barrot sur parole, quand il nous affirme que le rapport n’est que l’expression adoucie des énonciations contenues dans les pièces, et nous attendons les pièces. Il faut que justice se fasse ; autrement, ce serait bien le cas de dire, en appropriant le sens des mots à la circonstance : Ils veulent être libres, et ils ne savent pas être justes !

Au milieu de ces graves préoccupations, l’intérêt des débats parlementaires de la quinzaine s’est beaucoup amoindri. Le projet d’impôt sur les créances hypothécaires a été retiré. M. Thiers avait prouvé jusqu’à l’évidence que ce projet attaquait le capital et non pas le revenu, les petits capitaux et non pas les grands ; que les 20 millions qu’on en attendait ne valaient pas, pour une seule fois qu’on les percevrait, le dégât qu’ils causeraient. M. Goudchaux, de fort mauvaise humeur, allait néanmoins emporter son projet, grâce aux caresses qu’il adressait à M. Duclerc et aux amertumes dont il abreuvait le comité des finances, le traitant aussi durement qu’avait fait jadis M. Duclerc lui-même, à la grande joie de toutes les gauches. Un amendement inattendu a démonté son succès ; M. Goudchaux, se remettant vite en selle et d’assez bonne mine, a presque eu l’air de se venger, en annonçant l’income tax pour son plus prochain bulletin de victoire. Pendant que le ministre des finances remontait un peu le courant pour donner la main aux théoriciens malheureusement trop présomptueux des premiers jours de la république, le ministre de la justice, M. Marie, l’ancien membre du gouvernement provisoire et de la commission exécutive, faisait amende honorable de « ces idées plus chevaleresques que réelles » avec lesquelles il était naguère entré au pouvoir.

Le discours de M. Marie sur la presse est l’acte courageux d’un honnête homme, et nous lui savons un gré infini de cette éloquente sincérité. Oui, certes, il avait raison : au-dessus de la liberté il faut placer la patrie ; et si le cautionnement peut empêcher des journaux comme le Tocsin, la Carmagnole ou la Canaille, nous ne voyons pas ce qu’y perdra la patrie, nous voyons ce qu’elle y gagne. Le premier devoir des magistrats républicains, c’est de veiller à ces publications incendiaires, qui tournent droit aux coups de fusil aussitôt qu’elles ont amassé des lecteurs et de l’argent. Le premier devoir des hommes d’état de la