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qui pèse sur eux, tant leur physionomie est morose. À la crainte de l’avenir peut se mêler le regret du passé, car c’étaient pour la plupart de respectables demeures honorablement habitées par des gens d’église et de robe.

J’habitais deux petites chambres dans la maison qui fait face à l’arcade qui mène au pont suspendu. Camille Rogier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye occupaient ensemble, dans l’impasse, un appartement remarquable par un vaste salon aux boiseries tarabiscotées, aux glaces à trumeaux, au plafond décoré de moulures délicates et capricieuses ; ce salon chagrinait beaucoup le propriétaire et avait long-temps empêché le logis de se louer, car en ce temps-là le goût que nous appelons bric à brac, faute de meilleur nom, n’était pas inventé encore.

Cette pièce, garnie de quelques meubles anciens brocantés à vil prix, rue de Lappe, aux Auvergnats de la bande noire, avait quelque chose d’étrange et de fantastique qui nous plaisait, et souvent le regret de ne recevoir personne dans une si belle pièce nous préoccupait douloureusement, mais pour rien au monde nous n’y eussions admis des bourgeois en chapeau rond et en habit à queue de morue, à moins que ce n’eût été un éditeur venant nous proposer dix mille francs pour un volume de vers ou un Anglais curieux de se composer une galerie de tableaux inédits.

Gérard trouva un moyen de tout concilier, c’était de donner dans ce salon Pompadour un bal costumé ; de cette façon, les personnages ne jureraient pas avec l’architecture : cette opinion paradoxale nous surprit un peu, car nos finances étaient dans l’état le plus mélancolique ; mais, poursuivit Gérard, les gens qui manquent du nécessaire doivent avoir le superflu, sans quoi ils ne posséderaient rien du tout, ce qui serait trop peu, même pour des poètes. Quant aux rafraîchissement, ils seront remplacés par des peintures murales qu’on demandera aux artistes amis ; cette magnificence vaudra bien à coup sur quelques méchans verres d’eau chaude mêlée de thé et de rhum : faire peindre un salon exprès pour une fête, c’est une galanterie digne de princes italiens ou de fermiers-généraux et qui nous couvrira de gloire.

Il n’y avait pas d’objection à faire à des raisonnemens si logiques : les camarades furent convoqués, on dressa des échelles, et chacun se percha le moins incommodément possible pour esquisser le trumeau et le panneau qui lui était destiné dans la distribution du travail. Aucun des noms qui concoururent à cette décoration improvisée n’est resté dans l’ombre qui les couvrait alors, et dans ces ébauches rapides l’on pouvait déjà pressentir le talent et le caractère futur de chacun.

Un jeune homme aux yeux noirs, aux cheveux ras, au teint cuivré, peignit sur une imposte des ivrognes couronnés de lierre, dans le goût de Velasquez, et un autre jeune homme à l’œil bleu, aux longs cheveux