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point avoir. La réaction contre les effets appris par cœur des Vanloo avait amené dans toute son école un mépris affecté pour le clair-obscur, qui est l’art de distribuer la lumière dans les différentes parties d’une composition de manière à les faire valoir au gré de l’artiste. Quand cette partie est bien entendue, les figures doivent céder de la perfection de leur détail à leur effet dans l’ensemble du tableau. On est étonné de la simplicité des détails dans Paul Véronèse, dans Corrège, etc. C’est l’art des sacrifices en un mot, de tous le plus rare, c’est celui qui consiste à ne pas tout dire et à ne pas tout montrer. Les figures d’Aboukir sont trop étudiées, trop savantes pour la nudité des fonds. Il en résulte de la sécheresse et un certain défaut de saillie.

Un autre inconvénient, qu’on serait fondé à remarquer avec plus de justesse encore dans le Champ de bataille d’Eylau, c’est la mollesse et le gigantesque outré des figures du premier plan. Gros n’a pas eu l’adresse d’en dissimuler l’importance^ elles attirent l’attention au détriment de l’action principale ; c’est la partie d’un tableau qui exige le plus d’art dans la disposition de l’effet. Mais le cheval de Murat, ce coursier qui semble celui du dieu Mars, hennissant et piétinant dans le carnage, lançant des éclairs par les yeux et couvrant son mors d’écume ; mais le cheval abattu du pacha, ce fougueux pacha lui-même et sa rage furieuse en voyant sa défaite et la fuite de ses soldats ; mais la rapidité de la charge des dragons, la lutte acharnée du Français, du Turc, de l’Arabe, du nègre, l’un s’écriant au milieu de la victoire, l’autre se tordant de rage, ou mordant l’épée qui le perce, ou serrant d’une main convulsive le sable sanglant qui semble de feu sous les pas de ces milliers de furieux ; la déroute des Ottomans, les étendards traînés dans la poussière, et les turbans des fuyards qui cherchent leur salut dans les flots, toutes ces images puissantes, entraînantes, éblouissent les yeux et l’esprit, et ne laissent guère de place à une vaine critique. Il faut suivre le peintre dans sa mêlée, il faut partager la fureur de son pacha, s’attendrir avec le jeune fils qui rend au vainqueur le sabre de son père, et en revenir encore à cet incomparable cheval de Murat, qui réunit en lui toutes les perfections de la peinture.

Cette fois, les critiques s’éveillèrent et ne ménagèrent point le blâme au peintre de tant d’images hardies : leur voix, à la vérité, fut encore une fois couverte par le concert de l’admiration. Pourtant l’effet discordant de ces censures malveillantes trouva prise sur l’esprit inquiet de Gros. Une autre circonstance, qui n’est pas mentionnée par le biographe dont nous avons parlé, mais qui nous a été attestée par un ami de Gros lui-même, faillit changer en cyprès les lauriers qui attendaient son front. Cette anecdote prouve tristement que, malgré ses triomphes récens et au milieu de l’existence la plus heureuse et la plus enviée, Gros