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car ces barbouillages auraient nui à la location, et la guzla rapportée du Caire par Marilhat ; qui la prit des mains d’une gawhasie, après avoir résonné à l’Opéra sous les doigts frêles de Carlotta Grisi, se trouve dans un coin de l’atelier de Fernand Boissard, où son emploi est de poser pour les mandolines moyen-âge.

Prosper Marilhat fut d’abord élève de Roqueplan : ses premiers essais, quoique indiquant d’heureuses dispositions, ne rendent pas le genre de talent qu’il aura plus tard ; c’est qu’il n’avait pas encore trouvé le véritable milieu de son talent. Chose remarquable, l’ame à sa patrie comme le corps, et souvent ces patries sont différentes. Il y a bien des génies pareils au palmier et au sapin dont parle Henri Heine dans une de ses chansons. Le palmier rêvait des neiges du pôle sous la pluie de feu de l’équateur ; le sapin, frissonnant sous les frimas de la Norvège, rêvait de ciel bleu et de soleil brûlant. Ce qui arrive aux arbres peut arriver aux hommes. Quelquefois ils ne sont pas plantés dans leur pays réel ; ces aspirations singulières qui font un Grec ou un Arabe d’un individu né à Paris ou dans l’Auvergne ont leur raison d’être. La mystérieuse voix du sang, qui se tait pendant des générations entières ou ne murmure que des syllabes confuses, parle de loin en loin un langage plus net et plus intelligible. Dans la confusion générale, chaque race réclame les siens ; un aïeul inconnu revendique ses droits. Qui sait de combien de gouttes hétérogènes est formée la liqueur rouge qui coule sous notre peau ? Les grandes migrations parties des hauts plateaux de l’Inde, les débordemens des races polaires, les invasions romaines et arabes ont toutes laissé leurs traces. Des instincts bizarres, au premier coup d’œil, viennent de ces souvenirs confus, de ces rappels d’une origine étrangère. Le vague désir de la patrie primitive agite les âmes qui ont plus de mémoire que les autres et en qui revit le type effacé ailleurs. De là ces folles inquiétudes qui s’emparent tout à coup de certains esprits, ces besoins de s’envoler comme en sentent les oiseaux de passage élevés en captivité, ces départs soudains qui font qu’un homme quitte les jouissances d’une vie confortable et luxueuse pour s’enfoncer dans les steppes, les pampas, les despoblados et les saharah, à travers toute sorte de fatigues et de périls. Il va retrouver ses frères d’autrefois ; on pourrait même indiquer aisément la patrie intellectuelle de chacun des grands talens d’aujourd’hui. Lamartine, Alfred de Musset et de Vigny sont Anglais ; Delacroix est Anglo-Hindou ; Victor Hugo, Espagnol, comme Charles-Quint avec le royaume des Flandres ; Ingres appartient à l’Italie de Rome ou de Florence ; la Grèce réclame Pradier ; Dumas est créole, a part toute allusion de couleur ; Chasseriau est un Pelage du temps d’Orphée ; Decamps, un Turc de l’Asie-Mineure ; Marilhat, lui, était un Arabe syrien, il devait avoir dans les veines quelque reste du sang de ces Sarrasins que Charles-Martel n’a pas tous tués.