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Vous venez donc visiter un mort ? » disait-il quelquefois à ses amis. Un jour, il entre dans l’atelier de ses élèves et le trouve presque désert ; il trouve dans cet accident fortuit un contre-coup à la défaveur avec laquelle on accueillait ses travaux. Comme il était difficile de toucher à des blessures aussi vives, même pour y porter quelque soulagement, le zèle de ses amis, ou timide ou maladroit, l’irritait au lieu de le calmer. Il finit même, quand il fut arrivé au dernier degré du découragement, par douter de leur attachement et presque par les éviter. L’affreuse pensée qui s’était emparée de son esprit arrêtait l’épanchement sur ses lèvres et concentrait de plus en plus les effets de ce sombre emportement dont il n’allait plus être le maître.

Abrégeons cette triste tâche : ne livrons pas trop long-temps en spectacle les égaremens de cette grande âme en détresse. Le respect pieux, la tendre vénération qui s’attachent à la noble figure de Gros, vivent encore dans le souvenir de ceux qui ont été ses élèves, ou qui, l’ayant seulement approché, ont reçu quelques émanations de tout ce feu, de toute cette puissance ; ceux-là passeront rapidement sur une page funeste.

Le 25 juin 1835, Gros sortit le matin de sa maison pour se rendre à ses fonctions de juré au Palais, mais il ne parut point à l’audience. À l’heure du dîner, sa femme l’attendit vainement, et le soir il n’était point encore rentré. Toute cette journée, il marcha au hasard ; le soir, il sortit de Paris, et, pendant toute la nuit qui suivit, il erra à travers la pluie et le brouillard dans les bois de Meudon. Au lever du soleil, il fut trouvé noyé dans un petit bras de la Seine, au bas de la colline, et dans un endroit où l’eau avait à peine quatre pieds de profondeur. Des enfans aperçurent son corps au milieu des roseaux et donnèrent l’alarme. Ce ne fut que le soir que ses restes furent transportés dans sa maison et rendus à sa femme éplorée.

Nous n’avons pas besoin de dire que la nouvelle d’un pareil événement saisit de douleur les artistes et les amis de Gros ; mais le public n’eut pas, dans le moment même, le sentiment de la perte immense que faisaient les arts et la patrie. Il ne parut pas, si nos souvenirs nous servent bien, que ce malheur ait eu un grand retentissement dans ce monde frivole, si facilement ému des petites choses. Cette ingratitude fut une douleur de plus pour les amis et pour les admirateurs de Gros ; ils ne pouvaient s’empêcher de penser que cette indifférence fatale, long-temps ressentie avant la cruelle résolution, en avait été la principale et funeste cause. Les artistes se réunirent tous autour de ce cercueil et semblèrent vouloir le cacher sous les lauriers ; tardif hommage ! faible compensation de tant de douleurs !

Le suicide de Gros est un des événemens les plus tristes dont l’histoire des passions humaines puisse faire mention. Ni celui de