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Rousseau ni celui du peintre Robert, arrivé de nos jours et quelques mois avant celui de Gros, ne sont des exemples aussi déplorables de la fragilité de la raison. Rousseau, aigri de plus en plus, nourrissant dans une solitude qui lui plaisait son intraitable orgueil et sa haine des hommes, avait fini par la folie. Pour Robert, il se tue dans la force de l’âge et des passions, emporté par un mouvement aveugle et concevable à son âge ; mais Gros, arrivé depuis long-temps à la gloire et à la fortune, parvenu à cette époque de la vie qui est celle du repos. Gros, saisi d’un désespoir incurable, embrasse ce noir fantôme qui l’obsédait et jette à terre, comme un fardeau insupportable, toute cette gloire, tout ce passé et aussi tout cet avenir de jouissances paisibles. Et qu’on ne prenne pas ces réflexions pour un blâme jeté sur sa mémoire ; ce ne sont pas les véritables artistes qui riront de pitié en voyant Gros se tuer quand il croit que sa gloire est perdue.

« Sa personne, dit en parlant de lui l’auteur d’un excellent travail sur les peintres français[1], attirait invinciblement l’attention. Tout était fort chez lui, et sa contenance ressemblait à sa peinture ; car il était grand comme ses tableaux, vigoureux comme sa touche, et sa belle tête tenait par un cou de taureau à ses larges épaules. Il avait le front légèrement reculé, indice fréquent d’une nature sujette à l’exaltation ; ses sourcils abondans accusaient la richesse d’un tempérament énergique, et ses grands yeux, ombragés de cils noirs, étaient pleins de pensées et de feu. Souvent, dans le monde, il demeurait taciturne et ne rompait le silence que par une conversation entrecoupée ; mais, sitôt qu’une passion forte le possédait, on voyait briller son regard et tout son visage s’enflammer. Dans ces momens-là, il rencontrait facilement l’éloquence, les mots lui arrivaient pleins d’images, et, dans ce style familièrement coloré, il peignait un homme, une situation, un travers…..

« …… En disant qu’il y avait chez Gros plus de jet que de réflexion, je veux dire seulement qu’au lieu de méditer long-temps son sujet, comme l’aurait fait Poussin, il se laissait aller à des inspirations successives qui pouvaient bien se corriger l’une par l’autre, mais qui toutes étaient le fruit de cette force pittoresque qui répond en peinture au vis tragica de l’art dramatique…..

« ….. Il n’écrit pas son intention de ce style réfléchi, calme, austère, plein d’heureuses réticences, qui laisse travailler l’imagination en ne disant pas tout ; mais il remue, il échauffe, il entraîne, il nous communique l’enthousiasme dont il est pénétré. Il nous montre l’extérieur de l’histoire, son allure, son costume ; il la promène au soleil et nous la fait suivre des yeux comme on fait une revue éclatante. Ses figures

  1. M. Ch. Blanc, Histoire des Peintres français au dix-neuvième siècle, 1845.